JAMES 1er, ÉPHÉMÈRE ROI DE TRINIDAD ET CHÂTELAIN D’ANDILLY
Destin étrange et passionnant que celui de cet extravagant aventurier du XIXe siècle, propriétaire du château des Orchidées à Andilly de 1890 à 1894, écrivain, fondateur d’un hebdomadaire satirique, duelliste redoutable, catholique intransigeant puis bouddhiste convaincu, devenu « roi d’un jour » d’un obscur îlot perdu au large du Brésil !
James Aloysius (Jacques-Louis) Harden-Hickey naît à San Francisco le 8 décembre 1854 d'une ancienne famille irlandaise. Son père, Harden, en menant longtemps la rude existence de chercheur d’or, est parvenu à amasser une fortune de plus d’un million de dollars. Lors de son mariage avec Mlle Hickey, il a ajouté au sien ce dernier nom. Catholiques ardents, M. et Mme Harden-Hickey, lassés de l’Amérique, viennent se fixer à Paris, où ils font donner à leurs deux fils une excellente éducation.
L’aîné, John, retourne en Amérique, se ruine dans des entreprises hasardeuses, et meurt jeune. Le second, James, suit des études au collège des Jésuites de Namur, puis un cycle de droit à l’Université de Leipzig. Revenu en France, il envisage de mener une carrière militaire et pour ce faire, il entre en 1874 à l’École des officiers de Saint-Cyr, au titre étranger. Il en sort diplômé avec un rang honorable. Peu de temps après, son père meurt à San Francisco, lui laissant une petite fortune. Un terrible coup de pied de cheval, reçu au manège et qui le rend boiteux pour plusieurs années, contraint James à quitter une carrière qui semblait lui sourire. Pendant deux ans, il touche à la sculpture, rédige des traductions anglo-françaises, puis écrit des romans d’inspiration monarchiste (cf. bibliographie), sous le pseudonyme de Saint-Patrice. Il offre de splendides réceptions, et mène un si grand train qu’il consomme rapidement le plus clair de sa fortune. Il tient à un moment un établissement de bains dont Lampre, le futur gérant du Triboulet, est le directeur1.
Le 19 février 18782, il épouse à Paris une jeune fille noble d’origine italienne, Gabrielle Eugénie Marie-Ange Sampierri (née le 29 juillet 1858 à Paris), fille de Charles Pompée Gaspard Balthazard Melchior, marquis de Sampierri et de Florentine Alexandrine Bigot3. Gabrielle Sampierri aime de son côté un jeune Serbe, Alexis Karageorgevitch, mais on ne lui donne pas le choix. Elle en est désespérée et le mariage ne tiendra pas. Contrairement à l’usage, il n’y a pas de contrat de mariage, c’est-à-dire, pas de dot. James Harden-Hickey exhibe à cette occasion le titre de « baron » du Saint Empire Romain Germanique4, distinction qui lui aurait été conférée pour ses livres défendant la foi catholique prétendument menacée par les Républicains. Le couple aura deux enfants, un garçon et une fille.
Un duelliste redoutable
L’ancien élève de Saint-Cyr a gardé de son bref passage dans l’armée le goût de se battre et l’expérience des armes, en particulier de l’épée. À une époque où le duel est non seulement socialement admis, mais fait l’objet de chroniques spéciales dans les journaux, on ne s’étonnera pas de voir l’impétueux James manier l’épée à la moindre occasion, pour défendre son honneur et surtout, pour répondre aux défis que son esprit insolent ne manque pas d’entraîner chez ses adversaires offensés, surtout après le lancement du Triboulet (ci-après).
Les historiographes de Harden-Hickey ont relevé de lui une douzaine de duels, dont il se tire d’une manière honorable, quelquefois avec une légère blessure. Sa provocation préférée, auprès de ses confrères éditeurs, est de lancer le défi : « Préférez-vous me rencontrer sur une page éditoriale ou dans le Bois de Boulogne ? ». Ses adversaires les plus connus sont : André Lavertujon (directeur du Petit centre et futur député) dans le parc de Saint-Cloud, Hippolyte Taine (écrivain), Elie de Cyon (médecin physiologiste russe, pseudonyme d’Ila Faadevitch Tsion), Philippe du Bois, Jean Moréas (pseudonyme de Ioánnis A. Papadiamantópoulos, poète symboliste grec d'expression française) et Aurélien Scholl. Ce dernier, journaliste, auteur dramatique, chroniqueur et romancier, mais aussi duelliste invétéré comme Harden-Hickey, rapporte l’anecdote suivante :
« Enfin, je me suis battu avec Harden-Hickey. Nous étions allés à Spa (Belgique). Nous avons du fuir la gendarmerie et nous sommes allés nous rencontrer en Prusse »5.
Le chroniqueur ajoute un commentaire ironique :
« Les souvenirs de duels que nous a racontés Aurélien Scholl prouvent décidément que l'on peut se battre en Belgique, à la condition de se rencontrer, loin des gendarmes et des reporters. Et comme la Belgique en est peuplée ! »6.
L’aventure du Triboulet
La tonalité monarchiste et catholique conservatrice des premiers ouvrages de James attire l’attention des milieux légitimistes qui militent en faveur de l’accession au trône d’Henri d’ Artois, Comte de Chambord, petit-fils de Charles X. Ils ont le projet de lancer un organe de presse satirique à la manière du Punchs britannique, dans le but de déstabiliser la République encore balbutiante7. Ils disposent, dans ce but, de quelques fonds et d’un certain nombre de bons rédacteurs.
C’est ainsi que James Harden-Hickey, toujours sous le pseudonyme de Saint-Patrice, fait paraître, en tant que directeur, le 10 novembre 1878 le premier numéro du Triboulet, du nom du bouffon du roi Louis XII, que Rabelais met en scène dans Pantagruel (1532) et Victor Hugo dans Le roi s’amuse (1832). Le projet de l’éditeur est clairement annoncé : « Faire triompher les bons principes de la religion, de la famille, et de la tradition ».
« Le programme du Triboulet, déclare-t-il, est très simple, mais aussi très complet : flétrir tout ce qui est ridicule, tant dans les choses politiques que dans les mœurs et les relations sociales, dévoiler l’hypocrisie partout où elle se trouve, en un mot encourager au bien par la critique du mal ».
La rédaction et l’administration sont situées au 43, Boulevard Haussmann à Paris. Le numéro coûte 50 centimes. Le secrétaire de la rédaction est M. de Gastyne. Barbey d’Aurevilly en assurera la chronique théâtrale.
L’apparition de cet organe satirique se transforme en véritable événement politique. Au bout de six mois, le journal tire à 30 000 exemplaires. Son succès tient d’ailleurs beaucoup du scandale, car ses satires violentes contre le Président de la République et les ministres retardent souvent l’apparition de ses numéros, interdits par la censure. Plusieurs fois, des pages blanches vont remplacer les dessins incriminés, qui parviennent néanmoins aux abonnés sous plis cachetés.
Le gérant du journal, un certain Lampre, ne quitte guère la prison de Sainte-Pélagie. Les amendes, les condamnations en dommages-intérêts, pleuvent sur la direction et rendent ruineuse, pour Harden-Hickey, une publication qui s’annonçait comme une superbe opération financière. Au bout de dix-huit mois d’existence, le Trihoulet a déjà subi dix-neuf condamnations !
Deux députés, MM. Villiers et Robert Mitchell, interpellent le ministère, le 13 juin 1880, sur les abus de la censure préventive. Cette institution surannée ne survivra qu’un mois à ces débats. Mais, le 8 août 1880, le gouvernement prend sa revanche en expulsant de France Harden-Hickey, resté citoyen américain. Un dessin, signé de Blass, mettant en cause M. M. Grévy, Gambetta, et Fallières, sert de prétexte à cette mesure rigoureuse, que beaucoup jugent scandaleuse.
Privé de son chef, le Triboulet déclinera vite. La suppression de la censure lui portera le dernier coup, car ses démêlés avec Anastasie constituaient, pour lui, la plus merveilleuse des réclames. L’hebdomadaire disparaîtra en 1893.
L’exil
James, exilé, se retire à Bruxelles. La mort du comte de Chambord, en 1884, assèche ses sources de revenus, mais il continue encore pendant trois ans à soutenir vaillamment le mouvement royaliste, jusqu’à ce qu’il déclare à la presse new yorkaise, en 1887, qu’il « est fatigué de ce long combat contre des poids morts et de l’inaction des Royalistes » et qu’il retire de toute implication dans le Triboulet. Il divorce à cette période.
Il se rend alors à Londres, où il fait la connaissance de Mme Helena Petrovna Blavarsky. Celle-ci, après être devenue bouddhiste à Ceylan, a fondé en 1875 à New York - aidée du commandant Olcott8 qui, subjugué, a quitté pour elle sa femme et ses trois enfants - la Théosophie, une secte religieuse s’inspirant du Bouddhisme et de l’Hindouisme et professant la doctrine de la réincarnation. James semble avoir succombé, lui aussi, aux charmes de la fondatrice. Après l’avoir rencontrée, il abjure le catholicisme et part sur le voilier Astoria, pour entreprendre un grand tour du monde pour visiter la terre de ses nouveaux maîtres en spiritualité. Le 15 avril 1888, il écrit à M. de Mirabal9 : « Il vaut mieux que je sois en mer plutôt qu’à Charenton ou au fond de la Seine, ce qui me serait très probablement arrivé à ma rentrée en France ». Il se rend notamment en Inde, où il « fait l’expérience du pouvoir occulte des adeptes tibétains » et s’initie au sanskrit. Après avoir fait naufrage, failli mourir du choléra à Colombo et dissipé ses dernières ressources, il est trop heureux de se voir rapatrier, par sa mère, à San-Francisco.
L’installation à Andilly
En 1890, après dix ans de bannissement, il obtient de rentrer en France et vient se fixer au Château des Orchidées à Andilly. L’académicien Jules Clarétie raconte son installation :
« Je revois encore le baron dans cette propriété d'Andilly, près de Montmorency, où ses écuries étaient sablées à son chiffre avec le tortil de baron un peu partout. Il était fort jeune alors, joli garçon, la tournure militaire, rêvant d'écrire des livres, comme la baronne, sa femme, tout à fait charmante, songeait à composer des opéras. Le dessinateur Bertall10 avait mis M. Harden-Hickey en rapport avec quelques littérateurs en vogue, et le baron ne parlait de rien moins que d'employer sa fortune à la publication d'une Encyclopédie qui devait être pour le dix-neuvième siècle ce que l'Encyclopédie de d'Alembert et Diderot avait été pour le dix-huitième. […]. Et les hôtes du baron se promenaient dans le parc en invoquant les souvenirs d'Andilly et du grand Arnauld qui, fatigué du monde, vendit toutes ses propriétés (où plus tard devait habiter Talleyrand et Mme de Duras écrire Ourika) pour se retirer à Port-Royal. Quand je serai fatigué du monde, répondait le baron avec flegme, je ne me retirerai pas à Port-Royal.
Je ne crois pas cependant qu'il révât déjà la principauté et la couronne. Il s'occupait à faire jouer des jets d'eau superbes et, tout en déjeunant, à tirer, par la fenêtre ouverte, avec une carabine placée à côté de la table, appuyée sur sa chaise, les oiseaux qui passaient. Et il tirait bien. S'il joue du revolver à la Trinidad, ses adversaires n'auront pas beau jeu ».
James, pénétré de ses découvertes spirituelles, fait de son château un véritable lieu de culte bouddhique : il construit un temple, le décore de lotus et installe des moulins à prière. Il met noir sur blanc ses idées sur la religion et publie chez L. Sauvaître, le livre Théosophie, toujours sous le pseudonyme de Saint-Patrice. Il s’adresse ainsi à ses lecteurs :
« Vous êtes nés en France d’une famille aristocratique ou bourgeoise, et vous êtes certainement catholiques. Votre éducation a sans doute été influencée par cette double origine. Bien sûr, vous avez eu raison de suivre votre foi. Mais il est maintenant de votre devoir de vous éduquer et de vous soumettre, avec sang-froid, à une analyse dénuée de tout préjugé et de la croyance qui forme votre bagage intellectuel. Je crois, pour commencer, que le plus grand but dans la vie ne doit pas être la possession de la foi, mais la compréhension de la vérité ».
Harden lance un comité de propagande bouddhiste, dont le Révérend Sumangala Maha Nayaka, à Colombo, accepte d’être président, par une lettre du 5 novembre 1891, en réponse à son courrier du 2 septembre. Olcott, commentant cet échange de correspondance, ajoute que Harden a écrit un livre, La Bible Boudhiste, dont le titre est considéré par le Révérend comme « inapproprié » non pas tant à cause du terme israélite bible, mais parce que la religion bouddhiste n’entend pas confesser une vérité intangible et infaillible, mais se conçoit comme une « voie »11.
Toujours est-il que le secrétaire pour la France de Bouddhique Propagande est «le baron Harden-Hickey, château d’Andilly, par Montmorency».
Les convictions bouddhistes de James ne l’empêchent pas d’épouser, le 17 mars 1891, jour de la Saint-Patrick, dans l’église presbytérienne de la 5ème avenue à New York, Annie Harper Flagler, fille de John Haldane Flagler, magnat américain du pétrole, qui s’est reconverti dans les aciéries12. Il l’a rencontrée à Paris. Elle se pique de composer des opéras. Le beau-père ne donne pas son consentement à cette union, car il estime que James n’est qu’un coureur de dot. En conséquence de quoi, sa fille ne reçoit rien en cadeau de mariage, ce qui ne fait pas l’affaire de James. Il semble que pendant quelques mois, le couple passe son temps entre Andilly et l’Amérique. Un chroniqueur français dresse le portrait suivant de James à cette époque :
« Où est le temps, plein de chevaleresques ardeurs et de chères illusions, où Saint-Patrice, à la tête d'une, phalange de vaillants escrimeurs, criblait de traits acérés les grands du jour et faisait du Triboulet, sa création, la forteresse du monarchisme irréductible ?
Tempo passato. Les temps héroïques sont passés, comme disait Gambetta. Les chouans de la plume se sont égaillés, les uns pour se retirer sous leur tente, les autres pour s'adonner à la culture du roman, ceux-ci pour se consoler du présent par l'étude du passé, ceux-là pour aller ramer sur la galère de M. Piou.
Saint-Patrice, lui, de son vrai nom le baron Harden-Hickey, se confina dans cette belle demeure d'Andilly, où, sous les vieux chênes historiques, philosophèrent les Arnaud, et dans laquelle il avait donné naguère à l'élite parisienne des fêtes d'une splendeur inoubliable.
Châtelain d'Andilly, il y avait de quoi devenir janséniste. Mais l'aimable baron est un penseur à surprises. Un matin, convaincu, converti par de longues lectures, il s'éveilla bouddhiste, et, avec sa crânerie accoutumée, se fit le propagateur actif de la doctrine de Çakya-Mouni. L'ancien élève de Saint-Cyr, un friand de l'épée, devenu apôtre, devait rappeler ces prédicants d'un autre âge (…)
Grand, svelte, blond et les traits fins empreints d'une calme énergie, doué d'un sang-froid sans pair, n'abusant pas de la parole, mais décochant aisément le mot, à l'emporte-pièce, « Harden », comme, l'appelaient ses intimes, semblait comme dépaysé dans ce milieu parisien où règne le convenu. Sa nature aventureuse y paraissait à l'étroit, et, vaguement, nous pressentions quelque nouvelle et brillante incarnation »13.
Le roi de la Trinidad
Le bouillant James, en effet, ne saurait se contenter des « délices de Capoue » que lui offrent sa douce campagne d’Andilly ou le ranch de son beau-père en Floride. Aussi crée-t-il l’événement quand le New York Tribune, daté du dimanche 5 novembre 1893, annonce en première page que le baron James Aloysius Harden-Hickey a pris possession de l’île inhabitée de la Trinidad (ou Trinité) avec le titre de « Roi James 1er de la Principauté de Trinidad » !
Cette île, appelée autrefois Ascensao, et qu’il ne faut pas confondre avec l’île de la Trinité, qui se trouve dans la mer des Antilles, consiste en un rocher volcanique, de cinq kilomètres de long sur trois de large, perdu au milieu de l’Atlantique au large de Rio de Janeiro. Ce caillou est difficile d'accès : un ressac perpétuel le rend, la plupart du temps, inabordable. Il n'est habité aujourd’hui que par une petite garnison de militaires brésiliens. Le pic Desejado est le plus haut sommet de l'île (620 mètres), qui abrite le volcan Paredao, datant de l'Holocène (10-12 000 ans avant notre ère).
L'archipel a été découvert en 1502 par Estêvão da Gama, un cousin de Vasco de Gama, qui l'intègre au royaume du Portugal. Mais en 1700, l'astronome britannique Edmund Halley en prend possession lors de son second voyage en Atlantique Sud pour étudier le magnétisme terrestre. En 1817, la Jeune Sophie, du Havre, prend feu dans les parages. Son équipage va se réfugier sur l’île, et n’y trouve qu’un épagneul, seul survivant de quelque navire naufragé. Le comte de La Pérouse y fait escale en 1785 avant de s'engager dans l'océan Indien, puis le Pacifique. La Trinité possède de l’eau en abondance, grâce à ses sommets élevés où viennent se condenser les nuages, et possède une végétation assez luxuriante. Des chèvres, quelques petits sangliers, de nombreuses tortues, et « des haricots sauvages excellents », permettent tout juste de ne pas mourir de faim.
James a fait connaissance de cette île à l’automne 1888, lors de son voyage autour du monde à bord du trois-mâts Astoria, vaisseau marchand anglais, commandé par le capitaine Jackson, en route vers l’Inde via le Cap Horn. En raison d’un violent orage, le bateau est obligé de faire escale dans l’île et James en profite pour la visiter. Il prendra ensuite connaissance de son histoire et s’appuyant sur le fait que cette terre est inoccupée depuis plus de cent ans et qu’elle n’est revendiquée par aucune nation, il estime, en vertu des règles du droit international de l’époque, qu’il peut en prendre possession pour fonder un état autonome. Il mûrit son projet pendant cinq ans et passe aux actes dans le dernier trimestre 1893, avec l’appui d’un compère, le « comte » E. G. de la Boissière, qu’il nomme « chancelier de la Principauté » et ministre des Affaires Etrangères. Une chancellerie est installée au 217, West 36th street, à New York. Quelques pays d’Amérique latine reconnaîtront la souveraineté du nouvel « État ».
Le roi organise sa principauté
Bientôt
une brochure et un prospectus viennent préciser les projets de James
1er. Le roi adopte, comme forme de gouvernement, une dictature
militaire. Ce régime s’accorde d’ailleurs avec les traditions
martiales de l’ancien élève de Saint-Cyr, promotion de 1874 : la
principauté de Trinidad sera une sorte de camp, où toute
insubordination ou délit entraînera l’expulsion immédiate du
coupable. Les premiers colons consisteront en un petit nombre
d’hommes choisis, qui formeront l’aristocratie de la principauté.
En dehors de cette élite, il sera recruté des « nègres ou
des coolies » pour les gros ouvrages, auxquels les blancs ne
pourraient se livrer sous ce climat tropical. Les armes de la
principauté sont : d’or chapé de gueules. Le drapeau comporte les
mêmes couleurs : un triangle jaune sur fond rouge, posé
horizontalement.
Le Prince de la Trinidad institue un ordre de chevalerie par une proclamation solennelle ainsi rédigée :
« Nous, James, Prince de Trinidad, avons décidé de commémorer notre accession au trône de Trinidad par l’institution d’un Ordre de Chevalerie, destiné à récompenser la littérature, l’industrie, la science et les vertus humaines, et par les présentes, avons établi et instituons avec croix et couronne, l’Ordre des Insignes et de la Croix de Trinidad, dont nous et nos héritiers et successeurs serons les souverains.
Donné dans notre Chancellerie le huit du mois de décembre 1893, et de notre règne, la Première Année ».
L’insigne de l’ordre se compose d’une croix émaillée rouge, à la bordure dorée, ayant au centre la couronne princière sur un champ d’azur, et, au revers, un T gothique. Le ruban est mi-partie jaune et rouge.
Le 15 octobre 1894, la chancellerie de New York annonce que « l’administration postale de la Principauté de Trinidad » émettra à compter du 1er novembre un jeu de sept timbres-poste, dont le prix va de cinq centimes à cinq francs chacun. Tous ces timbres, imprimés à Vienne (Autriche) et imitant ceux émis par le Nord Bornéo la même année, montrent Trinidad vue du sud, avec un navire croisant dans les parages, et portent l’inscription : « Principauté de Trinidad, timbre poste et fiscal ». Ces timbres, explique de La Boissière, « n’ont pas été introduits pour satisfaire la curiosité des collectionneurs, mais pour servir ». Sont également proposées des enveloppes timbrées à 5 et 15 centimes sur papier blanc ou chamois, ainsi que des cartes postales également timbrées à 5 et 10 centimes.
Le français est institué comme langue officielle de la principauté. Un yacht servira à faire le service des dépêches entre l’île et le Brésil.
La notice explique en outre qu’il existe, à la Trinidad, de riches dépôts de guano, et s’appesantit sur la présence d’un trésor de 23 millions de francs qui s’y trouve caché.
La légende du trésor de Trinidad
En 1888, un journaliste anglais s'intéresse à l'histoire du Paraguay. Selon lui, il existe plusieurs trésors des Eglises du Paraguay, dont un serait celui de la mission jésuite. Les Jésuites, expulsés du Paraguay en 1767 sous ordre du Roi d'Espagne, auraient caché leurs grandes richesses quelque part dans une de leurs provinces dans l'espoir de les retrouver plus tard. Les historiens ne partagent pas cette version et selon toute vraisemblance, les richesses des Jésuites auraient été anéanties par les guerres qu'ils ont faites et par les autorités espagnoles qui leur ont fait la guerre. Mais un avocat anglais, dénommé Knight, affirme que si l'existence de ce trésor n'est pas démontrée, il y en a un autre, qui selon lui existe véritablement : un trésor qui serait le fruit du pillage des Eglises du Paraguay pendant plusieurs années lors des temps troubles et de la guerre de 1865. Il dit disposer d'une carte qui montre le lieu où se trouve ce trésor. Selon lui, ce trésor, constitué d'objets précieux pillés dans les Eglises du Paraguay, se trouverait à Trinidad. Il dit qu'un mystérieux Anglais y aurait séjourné pendant un mois, quelques années plus tôt, pour une raison mystérieuse. D'après Knight, cet Anglais y serait venu dans le but évident d'y dissimuler un trésor, car l'île est connue pour être d'accès difficile et isolée. Mais Knight refuse de révéler la provenance de sa prétendue carte, ainsi que de ses informations.
Knight a de la peine à être cru, car si ce trésor est bien celui des Eglises du Paraguay, que fait-il à plus de 2000 km de ce pays ? Néanmoins, il réussit à obtenir des soutiens et part pour l'île de Trinidad.
Au mois de novembre 1889, le yacht de Knight, l'Alerte, mouille dans la seule baie accessible de l'île. Dès les jours suivants, les recherches commencent. Les chercheurs employés par Knight s'attellent à un travail très pénible. Sous un climat dur, en plein été austral, des tonnes de pierre et de terre sont remuées. Knight conduit les fouilles, muni de sa carte. Très vite, elles progressent. Une grotte est découverte, puis trois autres, toutes vides. Après trois mois d'efforts infructueux, les vivres sont épuisées et les chercheurs fatigués. Knight est forcé de repartir. Il lance ce cri, lors du voyage de retour : « Je reviendrai ». Mais il ne retournera pas. Il publie un livre sur son aventure et devient journaliste.
La dépossession
Le 3 janvier 1895, un navire de guerre britannique, le Barracuda, jette l’ancre à Trinidad et procède au débarquement de troupes et d’ingénieurs. Les britanniques occupent tranquillement l’île et commencent la construction d’une station en vue d’établir une nouvelle liaison par câble entre la Grande Bretagne et le Brésil. Quand la nouvelle de cette « invasion » gagne l’Amérique du sud, elle provoque une grande émotion à Rio de Janeiro et les foules en colère assiègent le consulat britannique à Baia. Le Brésil exige formellement que la Grande Bretagne retire ses troupes de Trinidad. Celle-ci refuse. La presse d’Amérique latine invoque des problèmes de sécurité nationale et parle de provocation. Le ministère britannique des Affaires Etrangères suggère un arbitrage. Son homologue brésilien refuse catégoriquement. Personne ne demande son avis à James 1er. Ce n’est qu’au mois de juillet que Harden-Hickey reconnaît qu’il est un roi sans royaume.
Jules Claretie, commente la nouvelle, à Paris :
« Le voilà prince de la Trinidad, avec deux puissances sur les bras, le Brésil qui menace et l'Angleterre qui, avec ses longs bras, fait les gros yeux. Le baron, droit sur son roc, brave les canons anglais et les frégates brésiliennes. Le drapeau d'or chapé de gueules, flotte et clapote sur le front des colons décorés de la Croix de Trinidad. Combien sont-ils, le revolver au poing, décidés à mourir pour leur prince James 1er comme, avec leurs sabres recourbés, les Hongrois pour leur roi Marie-Thérèse ? Je n'en sais rien et j'imagine que dans sa latitude 20° 30' sud et longitude 29° 22' ouest, l'ancien boulevardier doit regretter parfois la rédaction du Triboulet, les chansons de Paulus, les premières, les Bouffes et les grands arbres des environs de Montmorency.
Cependant, me dit-on à Andilly, le jardinier racle les allées où l'herbe pousse, où les jets d'eau se taisent près des écuries qui n'ont plus de tortil de baron tracé dans le sable et quand on demande aux gens du pays ce qu'est devenu le baron qui paraissait un peu drôle, mais qui était bon tout de même, ils hochent la tête et disent, narquois comme les Bons Villageois de Sardou :
- Il est loin ! Il est au diable ! Il joue les Napoléon en Amérique ! Peut-être bien qu'il sera heureux de retrouver à Andilly son Saint-Hélène »14.
Les dernières années
Comme l’Angleterre a envahi « son » île, James 1er ne trouve pas meilleure idée que d’envahir à son tour l’Angleterre, depuis l’Irlande, en s’appuyant sur des « résistants » irlandais ! Mais pour ce faire, il lui faut de l’argent, beaucoup d’argent. Il en demande à son beau-père Henry Flager, mais ce dernier, incrédule, lui oppose une fin de non-recevoir. James essaie alors de financer l’opération par ses propres moyens, en vendant son ranch au Mexique et en cherchant d’autres sponsors. Mais il échoue dans cette recherche et ne peut mener à terme son projet. Il tombe en dépression. Il se suicide dans un hôtel d’El Paso, au Texas, le 9 février 1898, par overdose de morphine, en laissant une lettre à sa femme, qui est restée dans le ranch de son père à Corona (Californie) :
« Ma très chère, sans nouvelle de vous, bien que vous ayez tout le temps pour répondre. Hardes m’a écrit qu’il n’avait personne en vue, jusqu’à présent, pour acheter ma propriété. Bon, j’aurai bu le calice jusqu’à la lie, mais je ne me plains pas. Je préfère être un gentleman mort qu’un goujat comme votre père. Adieu ! Je pardonne votre conduite à mon égard et j’ai confiance que vous serez vous-même capable de pardonner ».
Ainsi finit le « châtelain d’Andilly », devenu roi d’un jour. Cette mort est cohérente avec l’étrange livre prémonitoire qu’il a publié quatre ans plus tôt, en 1894, L’euthanasie, l’esthétique du suicide, où il répertorie « 88 poisons et 51 instruments que l’on peut utiliser pour l’autodestruction ».
Hervé Collet,
mars 2010.
BIBLIOGRAPHIE
- Jules Claretie (1840-1913), La vie à Paris, Bibliothèque Charpentier, 1895, 496 p. (numérisé Gallica)
- Richard Harding Davis, Real Soldiers of Fortune, 1912. Réed. Read Books, 2007, 252 p.
- Marc de Villiers du Terrage, Conquistadores et roitelets. Rois sans couronne : du roi des Canaries à l'empereur du Sahara, Paris, Perrin et cie, 1906, 474 p. Réed. Bruno Fuligni, Paris, Plein chant, 1998, 430 p. (numérisé Archives Internet)
- Irving Wallace (1916-1990), The Square Pegs. Some Americans Who Dared to Be Different (Les chiens dans un jeu de quille. Quelques Américains qui ont osé être différents), New York, The New English Library, 1968, 220 p. (numérisé Google)
Publications de James Harden-Hickey
- Mémoires d'un gommeux15, Un amour dans le monde, Près du gouffre, 1877.
- Sampiero, Un amour vendéen, 1878.
- Lettres d'un Yankee, 1879.
- Aventures merveilleuses de Nabuchôdonosor Nasebredaker, 1880.
- Les Métamorphoses de Fierpépin, 1882.
- Les Facéties de Trogueville, 1883.
- La Théosophie. Ouvrage orné de nombreuses gravures. Paris, Sauvaître, 1890. In-12 broché.
- Euthanasia : the aesthetics of suicide, New York, Truth Seeker Co., 1894
- Le Triboulet. Journal satirique, politique, illustré. Journal hebdomadaire dirigé par le baron Saint-Patrice pseudonyme de James Harden-Hickey. Du n°1 de la première année (10 novembre 1878) au n°52 de la douzième année (29 décembre 1889). Il perdura jusqu'en 1893.
Paris, Bureaux du journal, 1878-1889. Onze années réunies en neuf volumes in-4 demi-chagrin bleu nuit, dos à cinq faux-nerfs, couvertures conservées, nombreuses illustrations, certaines en couleurs. Texte sur deux colonnes. Ce journal comme le signale la préface du n°42 du 2 décembre 1888 semble avoir été interrompu "un instant" et repris avec à sa tête un nouveau directeur Jean de Bonnefon. Un grand nombre des illustrations sont l'oeuvre de J. Blass. Chaque année comporte 52 numéros. 1. 1ère année et 2ème années : du n°1 (10 novembre 1878) au n°24 (15 juin 1879) - 2. 2ème année : du n°25 (22 juin 1879) au n°52 (28 décembre 1879) - 3. Troisième année : du n°1 (4 janvier 1880) au n°52 (26 décembre 1880) - 4. 4ème année : du n°1 (2 janvier 1881) au n°52 (25 décembre 1881) - 5. 5ème année : du n°1 (1er janvier 1882) au n°52 (31 décembre 1882) - 6. 6ème année : du n°1 (7 janvier 1883) au n°52 (30 décembre 1883) - 7. 7ème année : du n°1 (6 janvier 1884) au n°52 (28 décembre 1884) - 8. 8ème et 9ème années : du n°1 (4 janvier 1885) au n°41 de la 11ème année 1888. - 9. 11ème et 12ème années : du n°42 (2 décembre 1888) au n°52 (29 décembre 1889).
1 Mémoires d'un ex-fonctionnaire confidentiel du Ministère de l'Intérieur sur le personnel gouvernemental, imprimerie Wertheimer, Londres, vol. 6, 6 juillet 1886, p. 107.
2 Registre des actes de mariage du huitième arrondissement de Paris de l’année 1878, n°116.
3 Journal. Edition Intégrale 26 septembre 1877 - 21 décembre 1879, Livre 86, L’Âge d’homme, Lausanne, 1999, p. 841.
4 Les biographes de Harden-Hickey se demandent comment ce dernier a pu être anobli par un Empire dissous par Napoléon 1er en… 1806.
5 La presse, Paris, n° 894, 16/11/1890.
6 Le code pénal belge de l’époque est très sévère en matière de duels, beaucoup plus qu’en France, très laxiste sur ce point. « Art. 425. Celui qui, dans un duel, aura fait usage de ses armes contre son adversaire sans qu'il soit résulté du combat ni homicide, ni blessure, sera puni d'un emprisonnement d'un mois à six mois et d'une amende de 200 francs à 1,000 francs ». La presse, ibidem.
7 Rappelons que le régime républicain n’a été établi en 1875 qu’à une majorité d’une voix.
8 Henry Steel Olcott (1832-1907) dirigera la Société Théosophique (et son journal The Theosophist) depuis la mort de Helena P. Blavarsky en 1891, jusqu’à son propre décès en 1907.
9 C’est par Herbert Antoine de Vigier, comte de Mirabal, que Marc de Villiers du Terrage prend connaissance de la plupart des renseignements contenus dans sa notice sur Harden-Hickey.
10 Charles Albert d'Arnoux (Charles Constant Albert Nicolas d'Arnoux de Limoges Saint-Saens), dit Bertall, né le 18 décembre 1820 à Paris et mort le 24 mars 1882 à Soyons, est illustrateur, caricaturiste et graveur. Il est connu pour avoir été l'un des illustrateurs les plus féconds du XIXe siècle et compte parmi les pionniers de la photographie.
11 H. S. Olcott, The Theosophist, April 1892 to September 1892. Nouvelle éd. 2004, Kessinger Publishing, 2004, p. 443.
12 Dans le même temps, la première épouse de James épouse un officier anglais.
13 La presse, 23 décembre 1893.
14 Jules Claretie, La vie à Paris, Bibliothèque Charpentier, 1895, p. 144.
15 Le gommeux est le personnage type du jeune élégant du XIXe siècle, désœuvré et vaniteux.