JEAN-JACQUES ROUSSEAU ET MADAME D’HOUDETOT À EAUBONNE
Nous livrons ici les principaux passages des Confessions (Livre 9ème) qui relatent cette « passion ». Une description plus détaillée des relations complexes qui se tissèrent entre les protagonistes de l’histoire (dont Saint-Lambert et Madame d’Epinay) peut être consultée dans le livre « Eaubonne au XVIIIème siècle », de Hervé Collet [1].
La première visite de Mme d’Houdetot à Montmorency [2]
« Au plus fort de mes rêveries, j'eus une visite de madame d'Houdetot, la première qu'elle m'eût faite en sa vie, mais qui malheureusement ne fut pas la dernière, comme on verra ci-après. La comtesse d'Houdetot était fille de feu M. de Bellegarde, fermier général, soeur de M. d'Épinay et de MM. de Lalive et de la Briche, qui depuis ont été tous deux introducteurs des ambassadeurs. J'ai parlé de la connaissance que je fis avec elle étant fille. Depuis son mariage je ne la vis qu'aux fêtes de la Chevrette, chez madame d'Épinay, sa belle-soeur. Ayant souvent passé plusieurs jours avec elle, tant à la Chevrette qu'à Épinay, non seulement je la trouvai toujours très aimable, mais je crus lui voir aussi pour moi de la bienveillance. Elle aimait assez à se promener avec moi; nous étions marcheurs l'un et l'autre, et l'entretien ne tarissait pas entre nous. Cependant je n'allai jamais la voir à Paris, quoiqu'elle m'en eût prié et même sollicité plusieurs fois. Ses liaisons avec M. de Saint-Lambert, avec qui je commençais d'en avoir, me la rendirent encore plus intéressante; et c'était pour m'apporter des nouvelles de cet ami, qui pour lors était, je crois, à Mahon, qu’elle vint me voir à l’Ermitage.
Cette visite eut un peu l'air d'un début de roman. Elle s'égara dans la route. Son cocher, quittant le chemin qui tournait, voulut traverser en droiture, du moulin de Clairvaux à l'Ermitage: son carrosse s'embourba dans le fond du vallon ; elle voulut descendre, et faire le reste du trajet à pied. Sa mignonne chaussure fut bientôt percée; elle enfonçait dans la crotte; ses gens eurent toutes les peines du monde à la dégager, et enfin elle arriva à l'Ermitage en bottes, et perçant l'air d'éclats de rire, auxquels je mêlai les miens en la voyant arriver. Il fallut changer de tout; Thérèse y pourvut, et je l'engageai d'oublier la dignité, pour faire une collation rustique, dont elle se trouva fort bien. Il était tard, elle resta peu; mais l'entrevue fut si gaie qu'elle y prit goût, et parut disposée à revenir. Elle n'exécuta pourtant ce projet que l'année suivante ; mais, hélas ! ce retard ne me garantit de rien ».
Une seconde visite décisive
« Précisément dans le même temps, j'eus de madame d'Houdetot une seconde visite imprévue. En l'absence de son mari qui était capitaine de gendarmerie, et de son amant qui servait aussi, elle était venue à Eaubonne, au milieu de la vallée de Montmorency, où elle avait loué une assez jolie maison. Ce fut de là qu'elle vint faire à l'Ermitage une nouvelle excursion. À ce voyage, elle était à cheval et en homme. Quoique je n'aime guère ces sortes de mascarades, je fus pris à l'air romanesque de celle-là, et pour cette fois, ce fut de l'amour. Comme il fut le premier et l'unique en toute ma vie, et que ses suites le rendront à jamais mémorable et terrible à mon souvenir, qu'il me soit permis d'entrer dans quelque détail sur cet article.
Madame la comtesse d'Houdetot approchait de la trentaine, et n'était point belle ; son visage était marqué de petite vérole ; son teint manquait de finesse ; elle avait la vue basse et les yeux un peu ronds, mais elle avait l'air jeune avec tout cela; et sa physionomie, à la fois vive et douce, était caressante ; elle avait une forêt de grands cheveux noirs, naturellement bouclés, qui lui tombaient au jarret ; sa taille était mignonne, et elle mettait dans tous ses mouvements de la gaucherie et de la grâce tout à la fois. Elle avait l'esprit très naturel et très agréable; la gaieté, l'étourderie et la naïveté s'y mariaient heureusement : elle abondait en saillies charmantes qu'elle ne recherchait point, et qui partaient quelquefois malgré elle. Elle avait plusieurs talents agréables, jouait du clavecin, dansait bien, faisait d'assez jolis vers. Pour son caractère, il était angélique ; la douceur d'âme en faisait le fond; mais hors la prudence et la force, il rassemblait toutes les vertus. Elle était surtout d'une telle sûreté dans le commerce, d'une telle fidélité dans la société, que ses ennemis même n'avaient pas besoin de se cacher d'elle. J'entends par ses ennemis ceux ou plutôt celles qui la haïssaient ; car pour elle, elle n'avait pas un coeur qui pût haïr, et je crois que cette conformité contribua beaucoup à me passionner pour elle. Dans les confidences de la plus intime amitié, je ne lui ai jamais ouï parler mal des absents, pas même de sa belle-sœur. Elle ne pouvait ni déguiser ce qu'elle pensait à personne, ni même contraindre aucun de ses sentiments; et je suis persuadé qu'elle parlait de son amant à son mari même, comme elle en parlait à ses amis, à ses connaissances et à tout le monde indifféremment. Enfin, ce qui prouve sans réplique la pureté et la sincérité de son excellent naturel, c'est qu'étant sujette aux plus énormes distractions et aux plus risibles étourderies, il lui en échappait souvent de très imprudentes pour elle-même, mais jamais d'offensantes pour qui que ce fût. On l'avait mariée très jeune et malgré elle au comte d'Houdetot, homme de condition, bon militaire, mais joueur, chicaneur, très peu aimable, et qu'elle n'a jamais aimé. Elle trouva dans M. de Saint-Lambert tous les mérites de son mari, avec les qualités plus agréables, de l'esprit, des vertus, des talents. S'il faut pardonner quelque chose aux mœurs du siècle, c'est sans doute un attachement que sa durée épure, que ses effets honorent, et qui ne s'est cimenté que par une estime réciproque ».
Rousseau tombe amoureux
« C'était un peu par goût, à ce que j'ai pu croire, mais beaucoup pour complaire à Saint-Lambert, qu'elle venait me voir. Il l'y avait exhortée, et il avait raison de croire que l'amitié qui commençait à s'établir entre nous rendrait cette société agréable à tous les trois. Elle savait que j'étais instruit de leurs liaisons ; et pouvant me parler de lui sans gêne, il était naturel qu'elle se plût avec moi. Elle vint ; je la vis ; j'étais ivre d'amour sans objet : cette ivresse fascina mes yeux, cet objet se fixa sur elle ; je vis ma Julie en madame d'Houdetot, et bientôt je ne vis plus que madame d'Houdetot, mais revêtue de toutes les perfections dont je venais d'orner l'idole de mon cœur. Pour m'achever, elle me parla de Saint-Lambert en amante passionnée. Force contagieuse de l'amour! en l'écoutant, en me sentant auprès d'elle, j'étais saisi d'un frémissement délicieux, que je n'avais éprouvé jamais auprès de personne. Elle parlait, et je me sentais ému ; je croyais ne faire que m'intéresser à ses sentiments, quand j'en prenais de semblables ; j'avalais à longs traits la coupe empoisonnée, dont je ne sentais encore que la douceur. Enfin, sans que je m'en aperçusse et sans qu'elle s'en aperçût, elle m'inspira pour elle-même tout ce qu'elle exprimait pour son amant. Hélas! ce fut bien tard, ce fut bien cruellement brûler d'une passion non moins vive que malheureuse, pour une femme dont le coeur était plein d'un autre amour ! ».
Troisième visite : le temps de la ruse
« Malgré les mouvements extraordinaires que j'avais éprouvés auprès d'elle, je ne m'aperçus pas d'abord de ce qui m'était arrivé : ce ne fut qu'après son départ que, voulant penser à Julie, je fus frappé de ne pouvoir plus penser qu'à madame d'Houdetot. Alors mes yeux se dessillèrent ; je sentis mon malheur, j'en gémis, mais je n'en prévis pas les suites. J'hésitai longtemps sur la manière dont je me conduirais avec elle, comme si l'amour véritable laissait assez de raison pour suivre des délibérations. Je n'étais pas déterminé quand elle revint me prendre au dépourvu. Pour lors j'étais instruit. La honte, compagne du mal, me rendit muet, tremblant devant elle; je n'osais ouvrir la bouche ni lever les yeux; j'étais dans un trouble inexprimable, qu'il était impossible qu'elle ne vît pas. Je pris le parti de le lui avouer, et de lui en laisser deviner la cause : c'était la lui dire assez clairement. Si j'eusse été jeune et aimable, et que dans la suite madame d'Houdetot eût été faible, je blâmerais ici sa conduite; mais tout cela n'étant pas, je ne puis que l'applaudir et l'admirer. Le parti qu'elle prit était également celui de la générosité et de la prudence. Elle ne pouvait s'éloigner brusquement de moi sans en dire la cause à Saint-Lambert, qui l'avait lui-même engagée à me voir : c'était exposer deux amis à une rupture, et peut-être à un éclat qu'elle voulait éviter. Elle avait pour moi de l'estime et de la bienveillance. Elle eut pitié de ma folie ; sans la flatter, elle la plaignit, et tâcha de m'en guérir. Elle était bien aise de conserver à son amant et à elle-même un ami dont elle faisait cas: elle ne me parlait de rien avec plus de plaisir que de l'intime et douce société que nous pourrions former entre nous trois, quand je serais devenu raisonnable. Elle ne se bornait pas toujours à ces exhortations amicales, et ne m'épargnait pas au besoin les reproches plus durs que j'avais bien mérités. Je me les épargnais encore moins moi-même ; sitôt que je fus seul, je revins à moi ; j'étais plus calme après avoir parlé : l'amour connu de celle qui l'inspire en devient plus supportable. La force avec laquelle je me reprochais le mien m'en eût dû guérir, si la chose eût été possible. Quels puissants motifs n'appelai-je point à mon aide pour l'étouffer ! Mes moeurs, mes sentiments, mes principes, la honte, l'infidélité, le crime, l'abus d'un dépôt confié par l'amitié, le ridicule enfin de brûler à mon âge de la passion la plus extravagante pour un objet dont le cœur préoccupé ne pouvait ni me rendre aucun retour, ni me laisser aucun espoir : passion de plus, qui, loin d'avoir rien à gagner par la constance, devenait moins souffrable de jour en jour. Qui croirait que cette dernière considération, qui devait ajouter du poids à toutes les autres, fut celle qui les éluda ? Quel scrupule, pensai-je, puis-je me faire d'une folie nuisible à moi seul ? Suis-je donc un jeune cavalier fort à craindre pour madame d'Houdetot ? Ne dirait-on pas, à mes présomptueux remords, que ma galanterie, mon air, ma parure, vont la séduire ? Eh ! pauvre Jean-Jacques, aime à ton aise, en sûreté de conscience, et ne crains pas que tes soupirs nuisent à Saint-Lambert ? On a vu que jamais je ne fus avantageux, même dans ma jeunesse. Cette façon de penser était dans mon tour d'esprit, elle flattait ma passion; c'en fut assez pour m'y livrer sans réserve, et rire même de l'impertinent scrupule que je croyais m'être fait par vanité plus que par raison. Grande leçon pour les âmes honnêtes, que le vice n'attaque jamais à découvert, mais qu'il trouve le moyen de surprendre, en se masquant toujours de quelque sophisme, et souvent de quelque vertu. Coupable sans remords, je le fus bientôt sans mesure ; et, de grâce, qu'on voie comment ma passion suivit la trace de mon naturel, pour m'entraîner enfin dans l'abîme. D'abord elle prit un air humble pour me rassurer; et, pour me rendre entreprenant, elle poussa cette humilité jusqu'à la défiance. Madame d'Houdetot, sans cesser de me rappeler à mon devoir, à la raison, sans jamais flatter un moment ma folie, me traitait au reste avec la plus grande douceur, et prit avec moi le ton de l'amitié la plus tendre. Cette amitié m'eût suffi, je le proteste, si je l'avais crue sincère ; mais la trouvant trop vive pour être vraie, n'allai-je pas me fourrer dans la tête que l'amour, désormais si peu convenable à mon âge, à mon maintien, m'avait avili aux yeux de madame d'Houdetot; que cette jeune folle ne voulait que se divertir de moi et de mes douceurs surannées; qu'elle en avait fait confidence à Saint-Lambert, et que l'indignation de mon infidélité ayant fait entrer son amant dans ses vues, ils s'entendaient tous les deux pour achever de me faire tourner la tête et me persifler ? Cette bêtise, qui m'avait fait extravaguer, à vingt-six ans, auprès de madame de Larnage, que je ne connaissais pas, m'eût été pardonnable à quarante-cinq, auprès de madame d'Houdetot, si j'eusse ignoré qu'elle et son amant étaient trop honnêtes gens l'un et l'autre pour se faire un aussi barbare amusement ».
Rousseau vient à Eaubonne
« Madame d'Houdetot continuait à me faire des visites que je ne tardai pas à lui rendre. Elle aimait à marcher, ainsi que moi : nous faisions de longues promenades dans un pays enchanté. Content d'aimer et de l'oser dire, j'aurais été dans la plus douce situation, si mon extravagance n'en eût détruit tout le charme. Elle ne comprit rien d'abord à la sotte humeur avec laquelle je recevais ses caresses: mais mon coeur, incapable de savoir jamais rien cacher de ce qui s'y passe, ne lui laissa pas longtemps ignorer mes soupçons; elle en voulut rire; cet expédient ne réussit pas; des transports de rage en auraient été l'effet : elle changea de ton. Sa compatissante douceur fut invincible; elle me fit des reproches qui me pénétrèrent; elle me témoigna, sur mes injustes craintes, des inquiétudes dont j'abusai. J'exigeai des preuves qu'elle ne se moquait pas de moi. Elle vit qu'il n'y avait nul moyen de me rassurer. Je devins pressant ; le pas était délicat. Il est étonnant, il est unique peut-être qu'une femme ayant pu venir jusqu'à marchander, s'en soit tirée à si bon compte. Elle ne me refusa rien de ce que la plus tendre amitié pouvait accorder. Elle ne m'accorda rien qui pût la rendre infidèle, et j'eus l'humiliation de voir que l'embrasement dont ses légères faveurs allumaient mes sens n'en porta jamais aux siens la moindre étincelle ».
Un grand marcheur
« J'ai dit qu'il y avait loin de l'Ermitage à Eaubonne : je passais par les coteaux d'Andilly, qui sont charmants. Je rêvais en marchant à celle que j'allais voir, à l'accueil caressant qu'elle me ferait, au baiser qui m'attendait à mon arrivée. Ce seul baiser, ce baiser funeste, avant même de le recevoir, m'embrasait le sang à tel point, que ma tête se troublait; un éblouissement m'aveuglait, mes genoux tremblants ne pouvaient me soutenir ; j'étais forcé de m'arrêter, de m'asseoir ; toute ma machine était dans un désordre inconcevable : j'étais prêt à m'évanouir. Instruit du danger, je tâchais, en partant, de me distraire et de penser à autre chose. Je n'avais pas fait vingt pas, que les mêmes souvenirs et tous les accidents qui en étaient la suite revenaient m'assaillir sans qu'il me fût possible de m'en délivrer; et, de quelque façon que je m'y sois pu prendre, je ne crois pas qu'il me soit arrivé de faire seul ce trajet impunément.
J'arrivais à Eaubonne, faible, épuisé, rendu, me soutenant à peine. À l'instant que je la voyais, tout était réparé ; je ne sentais plus auprès d'elle que l'importunité d'une vigueur inépuisable et toujours inutile. Il y avait sur ma route, à la vue d'Eaubonne, une terrasse agréable, appelée le mont Olympe, où nous nous rendions quelquefois, chacun de notre côté. J'arrivais le premier : j'étais fait pour l'attendre ; mais que cette attente me coûtait cher ! Pour me distraire, j'essayais d'écrire avec mon crayon des billets que j'aurais pu tracer du plus pur de mon sang : je n'en ai jamais pu achever un qui fût lisible. Quand elle en trouvait un dans la niche dont nous étions convenus, elle n'y pouvait voir autre chose que l'état vraiment déplorable où j'étais en l'écrivant. Cet état, et surtout sa durée pendant trois mois d'irritation continuelle et de privations, me jeta dans un épuisement dont je n'ai pu me tirer de plusieurs années, et finit par me donner une descente que j'emporterai ou qui m'emportera au tombeau. Telle a été la seule jouissance amoureuse de l'homme du tempérament le plus combustible, mais le plus timide en même temps, que peut-être la nature ait jamais produit. Tels ont été les derniers beaux jours qui m'aient été comptés sur la terre: ici commence le long tissu des malheurs de ma vie, où l'on verra peu d'interruption ». (…)
Le Mont Olympe
« M. de Margency, dont j'ai parlé, était l'ami de madame, et devint celui de monsieur. Il y avait quelques années qu'il leur avait loué son château de Margency, près d'Eaubonne et d'Andilly ; et ils y étaient précisément durant mes amours pour madame d'Houdetot. Madame d'Houdetot et madame de Verdelin se connaissaient par madame d'Aubeterre, leur commune amie ; et comme le jardin de Margency était sur le passage de madame d'Houdetot pour aller au Mont Olympe, sa promenade favorite, madame de Verdelin lui donna une clef pour passer. À la faveur de cette clef, j'y passais souvent avec elle ; mais je n'aimais point les rencontres imprévues ; et quand madame de Verdelin se trouvait par hasard sur notre passage, je les laissais ensemble sans lui rien dire, et j'allais toujours devant ».
La « scène de l’acacia »
« Il y a près d'une lieue de l'Ermitage à Eaubonne ; dans mes fréquents voyages, il m'est arrivé quelquefois d'y coucher [3] ; un soir, après avoir soupé tête à tête, nous allâmes nous promener au jardin, par un très beau clair de lune. Au fond de ce jardin était un assez grand taillis, par où nous fûmes chercher un joli bosquet, orné d'une cascade dont je lui avais donné l'idée, et qu'elle avait fait exécuter. Souvenir immortel d'innocence et de jouissance ! Ce fut dans ce bosquet qu'assis avec elle, sur un banc de gazon, sous un acacia tout chargé de fleurs, je trouvai, pour rendre les mouvements de mon coeur, un langage vraiment digne d'eux. Ce fut la première et l'unique fois de ma vie ; mais je fus sublime, si l'on peut nommer ainsi tout ce que l'amour le plus tendre et le plus ardent peut porter d'aimable et de séduisant dans un coeur d'homme. Que d'enivrantes larmes je versai sur ses genoux ! Que je lui en fis verser malgré elle ! Enfin, dans un transport involontaire, elle s'écria : Non, jamais homme ne fut si aimable ; et jamais amant n'aima comme vous ! Mais votre ami Saint-Lambert nous écoute, et mon cœur ne saurait aimer deux fois. Je me tus en soupirant ; je l'embrassai... Quel embrassement ! Mais ce fut tout. Il y avait six mois qu'elle vivait seule, c'est-à-dire loin de son amant et de son mari ; il y en avait trois que je la voyais presque tous les jours, et toujours l'amour en tiers entre elle et moi. Nous avions soupé tête-à-tête, nous étions seuls, dans un bosquet au clair de lune; et après deux heures de l'entretien le plus vif et le plus tendre, elle sortit au milieu de la nuit de ce bosquet et des bras de son ami, aussi intacte, aussi pure de corps et de coeur qu'elle y était entrée. Lecteur, pesez toutes ces circonstances, je n'ajouterai rien de plus.
Et qu'on n'aille pas s'imaginer qu'ici mes sens me laissaient tranquille, comme auprès de Thérèse et de maman. Je l'ai déjà dit, c'était de l'amour cette fois, et l'amour dans toute son énergie et dans toutes ses fureurs. Je ne décrirai ni les agitations, ni les frémissements, ni les palpitations, ni les mouvements convulsifs, ni les défaillances de coeur que j'éprouvais continuellement; on en pourra juger par l'effet que sa seule image faisait sur moi ».
Le charme est rompu
« Un jour que j'allai voir madame d'Houdetot à Eaubonne, au retour d'un de ses voyages à Paris, je la trouvai triste, et je vis qu'elle avait pleuré. Je fus obligé de me contraindre, parce que madame de Blainville, sœur de son mari, était là ; mais sitôt que je pus trouver un moment, je lui marquai mon inquiétude. Ah ! me dit-elle en soupirant, je crains bien que vos folies ne me coûtent le repos de mes jours. Saint-Lambert est instruit, et mal instruit. Il me rend justice ; mais il a de l'humeur, dont, qui pis est, il me cache une partie. Heureusement je ne lui ai rien tu de nos liaisons, qui se sont faites sous ses auspices. Mes lettres étaient pleines de vous, ainsi que mon cœur : je ne lui ai caché que votre amour insensé, dont j'espérais vous guérir, et dont, sans m'en parler, je vois qu'il me fait un crime. On nous a desservis, on m'a fait tort, mais n'importe. Ou rompons tout à fait, ou soyez tel que vous devez être. Je ne veux plus rien avoir à cacher à mon amant ».
La « scène des adieux »
Je le puis jurer, loin que ma passion malheureuse eût rien perdu de sa force, je n'aimai jamais ma Sophie aussi vivement, aussi tendrement que je fis ce jour-là. Mais telle fut l'impression que firent sur moi la lettre de Saint-Lambert, le sentiment du devoir et l'horreur de la perfidie, que, durant toute cette entrevue, mes sens me laissèrent pleinement en paix auprès d'elle, et que je ne fus pas même tenté de lui baiser la main. En partant, elle m'embrassa devant ses gens. Ce baiser, si différent de ceux que je lui avais dérobés quelquefois sous les feuillages, me fut garant que j'avais repris l'empire sur moi-même : je suis presque assuré que si mon cœur avait eu le temps de se raffermir dans le calme, il ne me fallait pas trois mois pour être guéri radicalement.
Ici finissent mes liaisons personnelles avec madame d'Houdetot… »
Notes
[1] Hervé Collet. « Eaubonne au XVIIIème siècle ». Publications du Cercle Historique et Archéologique d’Eaubonne et de la Vallée de Montmorency, 14 rue de Locarno 95600 Eaubonne. Eaubonne, 1972, 126 pages.
[2] Jean-Jacques Rousseau était installé depuis un an à l’Ermitage
[3] Jean-Jacques Rousseau dira plus loin : « Je puis assurer que j'ai bien versé vingt-cinq écus chez madame d'Houdetot à Eaubonne, où je n'ai couché que quatre ou cinq fois »
Texte publié sur le site de Valmorency (Association pour la promotion de l’histoire et du patrimoine de la Vallée de Montmorency) : www.valmorency.fr