Madame de Verdelin, « aimable voisine » de Jean-Jacques Rousseau, à Margency et Soisy-sous-Montmorency, selon Sainte-Beuve


Parmi toutes les femmes qui ont porté à Jean-Jacques Rousseau une affection particulière, Mme de Verdelin est sans conteste celle qui lui a voué la tendresse la plus constante et la plus désintéressée. A-t-elle été elle payée de retour ? Le philosophe genevois, au début de leurs relations (1757), a les yeux tout entiers tournés vers Sophie d’Houdetot, qu’il qualifiera dans ses Confessions « d’unique amour de ma vie »1. Mais à mesure que sa passion pour Sophie d’Houdetot s’estompe, il semble que Rousseau se laisse gagner par l’attention affectueuse que Marie-Madeleine de Verdelin lui voue, au point de lui déclarer dans une lettre d’avril 1765 : « Amie unique, je n'aurai pas assez de tout mon cœur et de toute ma vie pour vous payer le prix d'une si tendre sollicitude ».

Marie-Madeleine de Brémond d’Ars, épouse du Marquis de Verdelin (1728-1810), s’est installée en 1759 avec son mari dans une propriété achetée à Soisy-sous-Montmorency, après avoir loué pendant trois ans le château du seigneur de Margency, Adrien Cuyret. Le couple s’est lié à Jean-Jacques Rousseau et à Mme d’Épinay par l’intermédiaire de Mme d’Houdetot. Après le refroidissement de la relation entre Jean-Jacques Rousseau et son amie Eaubonnaise (automne 1757), Mme de Verdelin s’est rapprochée géographiquement et sentimentalement du philosophe genevois, qu’elle nomme « son cher voisin »2. Rousseau, en retour, l’appelle souvent dans sa correspondance « mon aimable voisine ».

Nous devons à Sainte-Beuve une très intéressante étude sur Mme de Verdelin, insérée en 1867 dans ses Nouveaux lundis3, que nous sommes heureux de publier avec l’ensemble des notes du célèbre littérateur, accompagnés de nos propres commentaires ou renseignements complémentaires.

Le problème s’est posé à nous de savoir comment mettre en pages un texte complexe où les notes de Sainte-Beuve sont quelquefois plus importantes que le récit lui-même. Nous avons opté pour la solution suivante :

- Le récit principal de Sainte-Beuve est en corps 12.

- Les notes de Sainte-Beuve sont en corps 11, avec un léger retrait, et suivent immédiatement les renvois, signalés par la mention note (1, 2, 3, etc.).

- Nos propres notes et commentaires font l’objet de renvois en fin d’article.


NB. Sainte-Beuve s’appuie majoritairement sur trois sources :

- Les Confessions de Jean-Jacques Rousseau

- Les Mémoires et Correspondance de Mme d'Épinay.

- Une soixantaine de lettres de Jean-Jacques Rousseau publiées dans le journal l'Artiste4 pendant tout le cours de l'année 1840. M. Bergounioux, qui les a envoyées à ce journal, les tenait de M. Emile de La Rouveraye, gendre de M. Le Veneur et petit-fils par alliance de Mme de Verdelin (cf. note 7).

Cf. bibliographie.


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« Mme de Verdelin mérite d'être distinguée entre les diverses dames amies de Rousseau, en ce qu'elle n'était nullement bel esprit ni bas-bleu5, ni rien qui en approche (note 1) ; qu'avec un esprit fin, elle n'avait nulle prétention à paraître ; qu'elle aimait l'écrivain célèbre pour ses talents et pour son génie sans doute, mais pour lui surtout, pour ses qualités personnelles, non pour sa réputation et sa vogue : elle n'apporta dans cette liaison aucun amour-propre ni ombre de susceptibilité, lui resta activement fidèle tant qu'il le lui permit, et elle ne cessa, elle ne renonça à la douceur de le servir que lorsqu'il n'y eut plus moyen absolument de l'aborder ni de l'obliger ; et alors même elle garda intact son sentiment d'amitié, comme un trésor, hélas ! inutile.

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Note 1. II est question, dans une lettre de Grimm à Mme d'Épinay, d'un roman « ni bon, ni mauvais », que Mme de Verdelin avait composé dans sa première jeunesse6. Mais elle-même paraît l'avoir complètement oublié, et il ne perce pas le plus petit bout d'oreille de la femme auteur dans tout le cours de sa Correspondance avec Jean-Jacques.

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Elle a sa place dans la seconde partie des Confessions, dans ce dixième livre où il raconte son installation et sa vie à Montmorency après sa sortie de l'Ermitage. Elle n'y est qu'à moitié travestie et défigurée. Le passage où il est question d'elle et de son mari est des plus piquants d'ailleurs, et l'on sent que Rousseau s'y égaye plus vivement qu'il ne le ferait s'il croyait avoir affaire à une ennemie masquée. Il vient de parler de ses nobles hôtes, les maîtres du château de Montmorency, le maréchal et la maréchale de Luxembourg :

« Je fis alors, dit-il, et bien malgré moi, comme à l'ordinaire, une nouvelle connaissance qui fait encore époque dans mon histoire ; on jugera dans la suite si c'est en bien ou en mal : c'est Mme la marquise de Verdelin, ma voisine, dont le mari venait d'acheter une maison de campagne à Soisy7, près de Montmorency. Mlle d'Ars, fille du comte d'Ars, homme de condition, mais pauvre, avait épousé M. de Verdelin, vieux, laid, sourd, dur, brutal, jaloux, balafré, borgne, au demeurant bonhomme quand on savait le prendre, et possesseur de quinze à vingt mille livres de rentes auxquelles on la maria (note 2). Ce mignon jurant, criant, grondant, tempêtant et faisant pleurer sa femme toute la journée, finissait toujours par faire ce qu'elle voulait ; et cela pour la faire enrager, attendu qu'elle savait lui persuader que c'était lui qui le voulait et que c'était elle qui ne le voulait pas ».

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Note 2. Je dois à l'obligeance de M. Ravenel quelques indications précises desquelles il résulte que, le 8 avril 1750, dispense de publication de bans avait été accordée à la paroisse de Saint-Eustache à Bernard, marquis de Verdelin, pour contracter mariage avec Marie-Louise-Madeleine de Bermond d'Ars. Le mariage doit avoir été célébré en Saintonge. Au lieu de Bermond d'Ars, le nom est habituellement écrit Bremond d'Ars. Il y avait déjà une dizaine d'années que Mme de Verdelin était mariée quand Rousseau la connut. Un des parents de Mme de Verdelin, à qui je dois des communica-tions dont je parlerai ci-après, veut bien m'écrire à ce sujet pour réfuter le dire de Rousseau :

« Je ne pense pas avec Jean-Jacques que ce fut uniquement aux quinze mille livres de rente de M. de Verdelin que Madeleine de Bremond d'Ars fut mariée. Le comte d'Ars avait une grande fortune territoriale, et, suivant la coutume de Saintonge, les filles étaient admises à partager même les terres nobles, presque également avec leurs frères. Ce fut un autre motif qui détermina le choix du marquis d'Ars. La maison de Verdelin, originaire d'Écosse et établie au Comtat Venaissin dès le XIIIe siècle, distinguée par ses services militaires, et qui a donné plus de quinze chevaliers ou commandeurs à l'Ordre de Saint-Jean-de-Jérusalem, s'était alliée déjà deux fois directement à la maison de Bremond d'Ars, en 1630 et en 1669. La trisaïeule de Mme d'Ars, Marie de Verdelin, femme de Jean-Louis de Bremond d'Ars, marquis d'Ars, maréchal de camp, tué en défendant Cognac assiégé par les Frondeurs en 1651, s'était rendue célèbre dans la province par son intrépidité autant que par ses vertus chrétiennes. Aussi lorsque le marquis de Verdelin demanda au comte d'Ars, son cousin, la main de Mlle d'Ars, alors âgée de vingt-deux ans, fut-il agréé malgré la grande disproportion d'âge. Il est donc positif pour moi que, si elle fut sacrifiée à un mariage de raison, ce ne fut pas pour la fortune de M. de Verdelin, mais plutôt par convenance de parenté, chose à laquelle on tenait alors essentiellement. Le mariage eut lieu le 21 mai 1750. Bernard, marquis de Verdelin, était alors colonel d'infanterie et maréchal  général des logis, etc. Dans sa jeunesse, il avait servi avec distinction dans le régiment d'Auvergne et dans le régiment de Verdelin, et avait perdu un œil d'un coup d'épée. Il était veuf d'une première femme, Mme la comtesse de Charité, née de la Doubard-Beaumanoir, veuve elle-même... Il n'en résulte pas moins qu'il était borgne, vieux, rude, etc. Les contemporains qui ont du coup d'oeil savent bien des choses que tous les contrats généalogiques n'apprennent pas.

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Mme de Verdelin, avec un mari si peu aimable, avait un ami, un fort honnête homme, M. de Margency, pour lequel elle sentait un tendre faible. Quoique d'ordinaire on ne sache jamais bien ces choses, une anecdote qui courut dans le temps, et qui est singulière (note 3), empêche de croire qu'elle lui ait toujours résisté ; il y eut un moment où elle lui céda ; elle sut, malgré tout, ne pas trop s'abandonner et observer assez exactement les convenances, tant que vécut son mari.

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Note 3. Voir les Mémoires et Correspondance de Mme d'Épinay. J'en tire cette page qui est dans une lettre à Grimm. Mme d'Épinay vient de parler des indiscrétions dont Margency ne se fait pas faute au sujet de Mme de Verdelin :

« On dit qu'elle lui a résisté longtemps, car on n'ignore rien de ce qui les concerne. Je ne sais si vous avez ouï conter cette anecdote de leur roman, qui est singulière. Un jour que Margency la pressait sans succès et qu'elle le refusait  avec la plus grande fermeté, il eut recours à ce dépit simulé dont on ne craint les effets que lorsqu'il n'est pas fondé. « J'entends, madame, lui dit-il, vous ne m'aimez pas ». Elle se mit à rire de ce propos comme d'une absurdité. Il le répéta du même ton et avec plus de violence encore. Elle le regarda avec étonnement, lui rappela les dangers auxquels elle s'exposerait, la jalousie de son mari, le mépris que ses parents, tous livrés à la dévotion, auraient pour elle, la dépendance où la tiendrait le besoin qu'ils auraient de leurs valets : rien ne put calmer Margency. Elle se lève avec le plus grand sang-froid, le prend par la main, le mène dans son  cabinet : « Eh bien! monsieur, dit-elle, soyez heureux. » Il le fut, ou crut l'être ; et voilà tous les hommes ! Non, ils ne sont pas tous ainsi : il en existe de plus généreux ».

Ces derniers mots sont une douceur à l'adresse de Grimm.

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Et, après qu'elle l'eut perdu, elle tint bon plus qu'on ne l'aurait pu supposer. Elle résista à son penchant par devoir de mère et dévouement pour ses filles, et refusa de se remarier. M. Quiret8 de Margency, ainsi appelé parce qu'il possédait le château de ce nom9, ayant titre et qualité gentilhomme ordinaire de la chambre du roi, était un ami de Rousseau. Il avait été du monde de d'Holbach et des philosophes, et en était sorti. On voit que, vers la fin, il avait même passé à une dévotion extrême. Il en avait ressenti les premières velléités et les premières atteintes dans le temps de la maladie et de la mort de son ami, le poète Desmahis10, qui, dans ses derniers jours, avait tourné à un effroi extrême de l'Enfer. Margency, très lié alors avec Mme d'Épinay, a été jugé fort spirituellement par elle : dans les lettres qu'elle écrit à Grimm, il apparaît sous sa première forme et la plus gracieuse, homme de trente ans environ, galant, léger, versifiant, assez aimable et amusant, « un composé de beaucoup de petites choses », mais assez mince de fond et d'un caractère peu solide, peu consistant. Même quand il était à l'état de papillon, le gentil Margency avait quelque chose de concerté, et on l'appelait dans son monde « le Syndic des galantins » ou M. le Syndic tout court. Dans les lettres de Mme de Verdelin et de Rousseau, il est souvent appelé « le Docteur » (note 4).

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Note 4. Voici le portrait de Margency par Mme d'Épinay, et qui semblait à Grimm un chef-d'œuvre. Il y était intéressé. C'est dans une lettre à lui adressée qu'elle disait :

« Oh ! mon ami, que vous m'avez rendue difficile ! Je l'éprouve tous les jours. J'aimais fort la société de M. de Margency, lorsque je le voyais de temps en temps à Paris ; mais du matin au soir, et tête à tête ! je crois qu'il n'y a que vous au monde qui puissiez soutenir cette épreuve. Mon compagnon est d'une paresse qui engourdit à voir; il n'a jamais un quart d'heure de suite la même volonté. Veut-on causer, on ne trouve pas une idée dans cette tête, ou, dans d'autres moments, on en découvre une foule de si petites, si petites, qu'elles se perdent en l'air avant que d'arriver à votre oreille. II tient comme un diable à l'opinion du moment, qu'on est tout étonné de le voir abandonner le quart d'heure d'après, sans qu'on l'en prie. Il commence trente choses à la fois, et n'en suit aucune ; il est toujours enchanté de ce qu'il va faire, et ennuyé de ce qu'il fait ; le morceau le plus sublime ne lui inspire que du dédain, s'il s'y trouve par malheur une expression qui blesse son oreille. Je suis sûre qu'il ne pardonnerait pas à la plus belle femme d'être coiffée de travers. Aussi a-t-il en aversion tout ce qui sent la province. Il ne manque ni de pénétration ni de finesse, mais je ne lui ai vu jamais saisir une chose fortement ni (ou) extraordinairement pensée... Ouf ! j'avais besoin de vous dire cela. Je l'aime fort, mais je voudrais ou être seule, ou avoir quelqu'un qui liât et amalgamât ses manies avec les miennes, car j'en ai bien aussi. Vraiment, sans cette réflexion, je me serais peut-être déjà prise de grippe contre lui »11.

Raillerie pour raillerie : quelques années après et dans la période de refroidissement, Margency rendait la monnaie de sa pièce de Mme d'Épinay, et j'ai sous les yeux une lettre de lui à Rousseau, du 9 janvier 1760, dans laquelle je lis le passage suivant :

« J'oubliais de vous dire que, par le conseil de notre aimable amie (Mme de Verdelin), j'allai voir, il y a deux mois, votre ancienne infante (Mme d'Épinay). Je la trouvai parée comme la fiancée du roi de Garbe. Elle me reçut comme si elle m'avait vu la veille, et je la traitai comme si je devais revenir le lendemain. Il est vrai que je n'y ai pas remis les pieds et que onc depuis je n'ai entendu parler d'elle. J'ai eu la visite du fils et du gouverneur au commencement de l'année ; mais d'elle et de Caron (Grimm ?) pas un mot. Mme de Verdelin prétendait que je n'échapperais pas à la baguette. Mais il y a longtemps que le charme est fini et que je ne crains plus, tristes Amaryllidis iras : Je suis libre, Seigneur, et je veux toujours l'être »12.

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Rousseau, quoique en relation de confiance avec Margency, avait tardé le plus qu'il avait pu à faire la connaissance de Mme de Verdelin. Celle-ci ne se découragea point et ne prit nullement ses ourseries13 en mauvaise part. Elle habitait d'abord, du temps où il était à l'Ermitage, le château même de Margency, dans la vallée, près d'Eaubonne et d'Andilly14. Quand elle fut établie à Soisy et sa proche voisine, elle vint plusieurs fois à Mont-Louis sans le trouver, et comme il ne donnait signe de vie, elle ne laissa point de lui envoyer des pots de fleurs pour sa terrasse. « Il fallut bien l'aller remercier, dit Jean-Jacques ; c'en fut assez : nous voilà liés ».

Rien ne peut me dispenser de donner le portrait qui suit, dussé-je y apporter ensuite bien des correctifs. Rousseau, quand il le traça, était en guerre avec lui-même et cherchait plus ou moins chicane à tous ses sentiments d'autrefois. C'est donc un portrait chargé qu'on va lire. Tout à l'heure chacun sera en mesure de le rectifier, en ayant sous les yeux les pages mêmes de la Correspondance, avant que l'humeur de Rousseau ait eu le temps d'aigrir et de gâter ses plus innocents souvenirs :

« Cette liaison commença, dit-il, par être orageuse, comme toutes celles que je faisais malgré moi. Il n'y régna même jamais un vrai calme. Le tour d'esprit de Mme de Verdelin était par trop antipathique avec le mien. Les traits malins et les épigrammes partent chez elle avec tant de simplicité, qu'il faut une attention continuelle, et pour moi très fatigante, pour sentir quand on est persiflé. Une niaiserie qui me revient suffira pour en juger. Son frère venait d'avoir le commandement d'une frégate en course contre les Anglais. Je parlais de la manière d'armer cette frégate sans nuire à sa légèreté : « Oui, dit-elle d'un ton tout uni, l'on ne prend de canons que ce qu'il en faut pour se battre ». Je l'ai rarement ouïe parler en bien de quelqu'un de ses amis absents, sans glisser quelque mot à leur charge. Ce qu'elle ne voyait pas en mal, elle le voyait en ridicule, et son ami Margency n'était pas excepté. Ce que je trouvais encore en elle d'insupportable était la gêne continuelle de ses petits envois, de ses petits cadeaux, de ses petits billets, auxquels il me fallait battre les flancs pour répondre, et toujours nouveaux embarras pour remercier ou pour refuser. Cependant, à force de la voir, je finis par m'attacher à elle. Elle avait ses chagrins ainsi que moi. Les confidences réciproques nous rendirent intéressants nos tête-à-tête : rien ne lie tant les cœurs que la douceur de pleurer ensemble. Nous nous cherchions pour nous consoler... »15.

Je ne sais si c'est la faute de mon esprit obtus, mais il me semble qu'il faut l'avoir bien tourné à la finesse et à la méfiance pour trouver du persiflage dans ce mot de Mme de Verdelin sur la frégate : « On ne prend de canons que ce qu'il en faut pour se battre ».16 Il y avait, au dix-huitième siècle, une princesse de Rohan qui, pour faire preuve d'esprit, se piquait d'entendre finesse à tout, même aux choses les plus simples. On disait d'elle assez plaisamment que, lorsqu'elle était à la messe, elle riait à l'Introït et entendait malice au Kyrie eleison. La méfiance de Rousseau lui faisait faire souvent, à sa manière, comme cette princesse de Rohan, et trouver malice à tout (note 5).

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Note 5. Les personnes curieuses de tout approfondir pourront lire avec intérêt une Notice intitulée : Charles de Bremond d'Ars, marquis d'Ars, tué à bord de la frégate l'Opale, dans un combat contre les Anglais, sur les côtes de Bretagne, par M. Anatole de Barthélemy (Nantes, Vincent Forest et Émile Grimaud, 1866). On y trouvera les états de service fort honorables du jeune et brillant officier de marine, frère de Mme de Verdelin, emporté par un boulet de canon a l'âge de vingt-trois ans. C'est encore Rousseau et ses méchants propos qu'on tient à réfuter dans ce petit écrit. Mais soyons justes : sans Rousseau et les pages des Confessions, qui donc aurait aujourd'hui l'idée de s'occuper de ces anciens Bremond d'Ars ?

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Les lettres de Mme de Verdelin qui sont maintenant sous nos yeux nous donnent d'elle une plus juste idée. Rousseau débuta dans cette liaison par des rudesses et des susceptibilités ombrageuses dont elle ne lui sut aucun mauvais gré. Il lui écrivait un jour, de Montmorency :

« Vous me dites, madame, que vous ne vous êtes pas bien expliquée, pour me faire entendre que je m'explique mal. Vous me parlez de votre prétendue bêtise, pour me faire sentir la mienne. Vous vous vantez de n'être que bonne femme, comme si vous aviez peur d'être prise au mot, et vous me faites des excuses, pour m'apprendre que je vous en dois. Oui, madame, je le sais bien : c'est moi qui suis une bête, un bon homme, et pis encore s'il est possible. C'est moi qui choisis mal mes termes au gré d'une belle dame française qui fait autant attention aux paroles et qui parle aussi bien que vous ...

J'avais besoin sans doute d'être averti que je ne suis près de vous qu'une simple connaissance ; si vous me l'eussiez dit plus tôt, madame, je vous aurais épargné l'ennui de mes visites. Car, pour moi, je n'ai point de temps à donner à des connaissances, je n'en ai que pour mes amis »17.

À ces brusqueries et à ces boutades peu congrues, elle n'opposa que la douceur et le ton peiné de l'affection la plus sincère :

« Mon voisin, vous me jugez mal, si vous croyez que je prétends à mieux qu'à être une bonne femme ; je fais cas de cette qualité, je borne toute mon ambition à la mériter et à trouver quelqu'un assez vrai pour me dire les choses qui m'en écartent.

Je crois vous avoir écrit, monsieur, que je désirais perdre avec vous le titre de connaissance. Vous m'avez fait l'honneur de me dire que vous vouliez des années pour éprouver vos amis : il y en a si peu que j'ai celui d'être connue de vous, et je suis si peu habituée à obtenir les choses que je désire, que je n'ai pas osé me nommer autrement que votre connaissance. Ce n'est pas que je n'aie la date d'un ancien attachement ; vous me l'aviez inspiré avant de vous avoir vu, et, quoi que vous en disiez, vous ne perdez pas dans le commerce. Ce n'est pas les charmes de votre esprit que je ne suis pas digne d'apprécier, qui me l'ont fait désirer, ce sont les qualités de votre âme qui m'ont attachée à vous d'une façon invariable. Bonsoir, monsieur, votre lettre m'a fort affligée. Je vous prie de trouver bon que j'aille prendre congé de vous. Je vous exhorte fort à ne pas quitter votre feu »18. (8 novembre 1760)

C'est ce mélange de familiarité, d'insinuation, de simplicité (quoi qu'il en dise) et de sans-façon vraiment amical, qui finit par gagner à Mme de Verdelin le cœur de Rousseau, et elle put se flatter pendant quelque temps d'avoir vaincu cette rétivité de nature qui allait se redresser, plus âpre que jamais, dans le malheur et la solitude.

Mme de Verdelin était jeune encore. On ne dit pas qu'elle fut remarquablement jolie, on ne dit pas le contraire, et elle était certainement agréable (note 6).

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Note 6. Mme d'Épinay dit d'elle, en un endroit de sa Correspondance, qu'elle était très jolie, mais sur un oui-dire19. Rousseau, très sensible à la beauté, n'en parle pas.

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Rousseau, occupé tout récemment de Mme d'Houdetot, ne pensa point à s'attacher à elle, ni à aller sur les brisées de Margency, comme il avait fait sur celles de Saint-Lambert20. S'il y eut alors pour lui quelque tentation de ce genre, ce fut du côté de Mme de Boufflers21, et il s'arrêta vite et à temps. Il eût trouvé en Mme de Verdelin plus de raison, moins de vague sentimentalité qu'en Mme d'Houdetot. Mais cela ne l'eût point avancé pour son bonheur, en supposant même qu'il eût permis au bonheur de lui venir. Mme de Verdelin ne s'appartenait pas. Vouée à ses soins d'épouse garde-malade, à ses devoirs de mère, et les remplissant exactement, elle avait placé ailleurs son plus tendre intérêt, le plus cher de son âme, et elle ne trouvait en retour que refroidissement, scrupules et restrictions de conscience chez ce M. de Margency, déjà plus qu'à demi converti. Il cherchait à vendre sa terre et à quitter le voisinage, comme pour rompre les relations. Elle ne pouvait s'empêcher de prendre Rousseau pour confident de sa peine secrète :

« Imaginez, mon bon voisin, que votre très aimable lettre est tombée entre les mains d'une créature qui n'existait plus. Peignez-vous l'état d'une âme touchée au-delà de toute expression, qui depuis sept ans ne vit, ne respire que pour un être qui était prêt à la sacrifier au fanatisme d'un dévot. La façon dont je vis avec M. de... (Margency) m'avait fait voir avec plaisir que la société de M. de Foncemagne22, devenu très pieux depuis la mort de sa femme, avait réveillé chez lui des idées de religion et de piété. Notre confiance était la même. Les idées nouvelles, depuis plus d'un an, n'avaient pas apporté de gêne. Au contraire, nous étions plus heureux. À mon retour ici, je l'ai trouvé plus sérieux. Les soins qu'il rend à sa mère m'ont mis dans le cas de le voir peu, et presque toujours avec du monde. Enfin, son ami (Foncemagne) me dit qu'il devenait sublime et qu'il allait être entre les mains d'un grand faiseur. Peu de jours après, l'ami nous ayant laissés seuls, je vis son visage prendre l'air austère, son esprit cherchant tous les lieux communs pour fournir à la conversation. Je lui demandai s'il souffrait : il me dit que non, en levant le siège. Je ne le rappelai pas, mon voisin, je n'en avais plus le courage. J'ai resté bien des jours occupée de lui cacher ma douleur, tant il m'était douloureux de troubler son âme ! À la fin, mon changement, ma santé, lui ont fait deviner ma frayeur. Soit pitié, soit amitié, on m'a promis de ne me pas fuir et de ne rien changer à notre façon de vivre. Je le verrai, c'est ma vie. Il ne me faut rien de plus que votre amitié, avec une petite assurance que vous n'êtes pas fâché du détail que je viens de vous faire ».

Mettez en regard de cet amant mortifiant et froid un mari jaloux, l'esprit toujours en éveil, qui se sent d'autant mieux servi par sa femme qu'il en est moins aimé, et qui s'en inquiète. Placez entre les deux une âme délicate, sensible, tendre à l'excès, qui elle-même a ses scrupules, ses réserves et ses réticences, qui est toute douloureuse en dedans, et vous aurez idée du petit roman qui se file, se mêle et se démêle, sans se dénouer jamais, dans la vie de Mme de Verdelin.

Mme de Verdelin n'appartenait pas au monde philosophique. Elle avait des idées religieuses assez libres, assez élevées, sans étroitesse : ni philosophe, ni dévote, c'était sa devise. Quand Rousseau eut été obligé de fuir de Montmorency après sa publication de l'Émile23, elle lui écrivait, en lui parlant de l'état des esprits, de réchauffement des têtes dans un certain monde, et en lui rapportant une conversation qu'elle avait eue à son sujet avec un magistrat :

« Si vous n'y étiez pas intéressé, nous ririons de voir les protecteurs de la religion et des mœurs s'élever contre le seul écrivain de ce siècle qui ait écrit utilement en leur faveur ; qui ait bien voulu s'élever contre le matérialisme que le bien seul de la société devrait proscrire... »

Elle tenait tête dans le monde, quand elle les rencontrait, à ceux qui attaquaient l'Émile dans un sens ou dans un autre, dans le sens de d'Holbach ou dans celui de la Sorbonne et du Parlement. À propos des Lettres de la Montagne, écrites pendant cette retraite de Rousseau en Suisse, elle disait :

« Je n'ai pas reçu vos Lettres, on les a ici on ne peut plus difficilement. On débite que vous y peignez Jésus-Christ comme un homme doux, humain, enfin qui allait aux noces et se faisait tout à tous. Les dévots, qui ne sont pas de même, disent que ce tableau est indécent. J'ai pensé être lapidée pour avoir dit que j'avais cru voir cela dans l'Évangile. Ah ! mon voisin, que ces gens-là ont raison d'être fâchés qu'on leur parle d'un modèle qu'ils suivent si mal ; mais que je crains leur fureur contre vous ! Ils feront sortir des épines de dessous vos pieds. Pourquoi ont-ils commencé à vous persécuter ? Cela se devine ; mais aujourd'hui ils ont une raison de plus, celle d'avoir été injustes : votre existence les humilie ».

Cette aimable femme n'était nullement protestante toutefois. Elle disait très bien à Rousseau sur l'article du Calvinisme :

« Les motifs de votre séparation, à vous autres Protestants, m'ont toujours paru tenir plus à l'orgueil, à la licence, qu'à l'amour du bien, quoiqu'il en ait été le prétexte. Et puis, je ne trouve pas raisonnable qu'on rejette un mystère lorsqu'on en admet un autre tout aussi difficile à résoudre ».

On conviendra que ce dernier argument n'est pas mal poussé. Elle avait eu un père raisonnable et un premier confesseur qui l'avait été aussi. Elle raconte cela avec beaucoup de naturel et une certaine simplicité fine, qui est son cachet :

« J'imagine que c'est une chose agréable à Dieu que la soumission de l'esprit. Elle est plus difficile qu'un acte d'humilité. Aussitôt que j'ai un peu raisonné avec moi-même, je me suis imposé la pénitence de ne pas discuter avec ma petite cervelle. Mon père ne m'a occupée qu'à calculer ce qui pouvait regarder mon sexe et mon ménage. Vous croyez peut-être que mon confesseur m'a tourmentée sur ma manière de penser ? Non, il me demandait si je croyais. Je répondis : « Je prie Dieu chaque jour que ma foi augmente, mais je ne suis pas assez téméraire pour faire des raisonnements ». II me dit : « Vous avez raison, soumettez-vous, mais examinez bien la morale, écoutez votre conscience, et Dieu vous aidera ». I1 y a plus d'un vicaire savoyard ».

Quoique lectrice et admiratrice de Rousseau, Mme de Verdelin n'était donc pas une insurgée du sexe ni une émancipée. Elle était bien restée femme, au sens habituel du mot. Elle n'allait qu'à mi-chemin en bien des choses. L'attirail de la savanterie (comme elle la nommait) l'effrayait autant que celui de la galanterie. Une de ses filles marquait une intelligence avancée :

« Elle serait fort propre à faire une femme savante : beaucoup de facilité et de pénétration d'esprit, dit-on; mais cela rend-il heureuse ? Non, l'amour-propre égare. Ah ! la plus heureuse, c'est celle qui donne de la bouillie à ses enfants et en est caressée, qui conduit son ménage avec application. Si elle n'est pas agréable à son mari, elle lui devient utile, et c'est quelque chose. Pensez-vous ainsi, mon voisin ? ».

Il y a femme et femme, et il ne faut pas prendre d'ailleurs au pied de la lettre tout ce qu'on écrit sous le coup de l'abattement. Il est des jours où l'on est en réaction contre soi-même. Rousseau répondait assez exactement à Mme de Verdelin, et la plupart de ses lettres se sont conservées (note 7).

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Note 7. Il existe de ces lettres de Rousseau à Mme de Verdelin un bien plus grand nombre qu'on ne le croirait d'abord, à ne consulter que la Correspondance publiée dans le recueil des Œuvres : au lieu de six lettres qu'on y trouve en tout, on en a une soixantaine qui ont été publiées dans le journal l'Artiste pendant tout le cours de l'année 1840. M. Bergounioux, qui les envoya à ce journal, les tenait de M. Emile de La Rouveraye, gendre de M. Le Veneur et petit-fils par alliance de Mme de Verdelin. J'avais déjà fait mon premier travail, lorsque, averti d'une publication si curieuse en soi et qui l'était pour moi en particulier, j'ai lu la totalité de ces lettres. Elles ajoutent peu à la connaissance de Mme de Verdelin. Mais, en ce qui est de Rousseau, elles m'ont prouvé qu'en certains endroits, j'aurais pu accentuer davantage et marquer plus vivement sa reconnaissance bien sincère envers son ancienne voisine. Il s'y découvre chez lui un côté plus ouvert et plus habituellement attendri qu'on n'oserait le supposer d'après le résultat final. Ce serait même un problème assez délicat dans une Étude sur Rousseau, et malgré tout ce qu'on sait de ses méfiances, que de s'expliquer comment d'une liaison si douce, si éprouvée et si soutenue, à n'en juger que par ses lettres, il a pu passer et aboutir, sur le compte de cette aimable dame, à la page légèrement dénigrante et tout à fait désobligeante des Confessions.

Mais quand donc aurons-nous de Rousseau une édition tout à fait complète et digne de lui ? Quand songera-t-on à réunir en un seul monument toute sa Correspondance24 ? Qu'a-t-il donc fait, cet éloquent malheureux et persécuté, pour que la seconde moitié de notre XIXe siècle semble se désintéresser si fort de lui ? J'assiste à ce détachement injuste, sans le partager : je demeure, comme au premier jour, un de ses fidèles.

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Lorsqu'il fut obligé de fuir précipitamment de sa vallée de Montmorency25, c'est à Mme de Verdelin que Mme Levasseur confia la chatte du logis, la doyenne, qui se laissait peu approcher, sauvage et fière comme son maître. Il fut très touché alors (quoiqu'il ne le marque pas assez dans ses Confessions) de l'amitié vraie que lui témoigna son ancienne voisine, de la peine naïve qu'elle lui exprima de son absence, de ses craintes que d'autres ne la remplaçassent près de lui et ne fissent oublier les premiers amis :

« Hélas ! voilà l'absence, mon cher voisin. Vous trouverez partout des amis qui seront empressés de remplacer ceux que vous aviez dans ce pays-ci, qui vous en dédommageront. Mais, pour moi, je ne retrouverai pas mon voisin. Je vous assure que je ne cherche plus d'amis ; ceux que j'ai eus m'ont trompée : je n'ai que vous qui pouviez faire le bonheur et la douceur de ma vie, dont les conseils étaient si nécessaires à ma pauvre tête, et vous m'êtes enlevé ! Je me flatte que je ne vous perdrai pas. Non, cette idée n'est jamais venue affliger mon esprit. Depuis que vous m'avez promis d'avoir de l'amitié pour moi, il ne m'est pas venu à l'esprit que vous puissiez me l'ôter. Ce n'est pas mon amour-propre qui me donne cette confiance ». (1er avril 1763).

Elle souffrait cruellement, à cette date, des froideurs de Margency et de ce procédé d'un homme qu'elle avait tant aimé, pour lequel elle avait été femme, comme Julie, à s'oublier un moment, et qui se retirait peu à peu d'elle à l'heure où, enchaînée à des devoirs ingrats et pénibles, elle avait le plus besoin d'être soutenue et consolée :

« Le plus grand malheur d'une femme n'est pas d'avoir été trompée dans son choix, c'est d'avoir connu l'amour: il faut se défier de soi le reste de sa vie. Cela fatigue et humilie. À force de maux et de contradictions, j'ai appris à me laisser aller, comme les arbres de mon jardin, au vent qui les plie. Tout ce que je désire comme eux, c'est de ne pas rompre ».

Ainsi éprouvée et ne luttant plus, se sentant née pour la peine et s'y résignant, elle faisait à Rousseau des offres de service si vrais, si évidemment sincères, et d'un ton si doux, qu'il finit par en être persuadé et touché, et par lui accorder cette préférence qu'elle réclamait, qu'elle implorait en termes si soumis :

« Vous êtes persuadé de mon amitié, mon voisin ; vous me permettez d'éprouver la vôtre, voilà la preuve que je vous demanderais : tout ce qui vous connaît a le désir de vous servir et de vous être utile ; peu y trouveraient autant de plaisir que moi : je voudrais donc que vous me fournissiez quelque occasion d'avoir du plaisir ; je voudrais que vous disposassiez de mon temps, de mes soins et de tout ce que j'ai, comme d'un bien à vous ; que ce qui vous manque là-bas, vous m'indiquassiez un moyen de vous le faire parvenir d'ici, où on trouve tout ; je voudrais que vous me traitassiez comme votre sœur : voilà comme je désire être avec vous ; c'est ainsi que je vous suis attachée, en y ajoutant la confiance et la vénération qu'on a pour le père le plus chéri ».

C'est sur cette offre confiante et où elle avait mis toute son âme, que Rousseau, ému, lui répondait, en regrettant pour elle qu'elle eût été obligée de rester plus longtemps qu'elle n'avait compté à Paris (27 mars 1763) :

« Une ville où l'amitié ne résiste ni à l'adversité ni à l'absence ne saurait plaire à votre cœur. Cette contagion ne le gagnera pas; n'est-ce pas, madame? Que ne lisez-vous dans le mien l'attendrissement avec lequel il m'a dicté ce mot-là ! L'heureux ne sait s'il est aimé, dit un poète latin. Et moi, j'ajoute : l'heureux ne sait pas aimer. Pour moi, grâces au Ciel, j'ai bien fait toutes mes épreuves. Je sais à quoi m'en tenir sur le cœur des autres et sur le mien. Il est bien constaté qu'il ne me reste que vous seule en France, et quelqu'un qui n'est pas encore jugé, mais qui ne tardera pas à l'être ».

Ce quelqu'un, apparemment, était le maréchal de Luxembourg26. Mais un tel mot, une telle exception est à jamais l'honneur de Mme de Verdelin et lui assure une place qui n'est qu'à elle dans une histoire de Rousseau.

Ce moment est celui où sa Correspondance avec lui a le plus de douceur et respire une intimité touchante. De retour à Soisy, son premier soin est de faire visite à la maison qu'habitait son cher voisin :

« J'ai été aujourd'hui (12 juin 1763), pour la première fois, à Montmorency. Ma première visite a été pour vos tilleuls. Ils sont beaux, on ne leur a pas ôté une feuille. Tout est comme vous l'avez laissé. Vos fleurs montent, montent et vont, sans treillage, donner du couvert. Lorsque mes forces me le permettront, j'y retournerai et y mènerai la doyenne pour l'égayer. Elle a repris son domicile sous mon lit, mais elle ne m'aime pas mieux. Elle ne s'est attachée à personne. Elle souffre l'amitié, et c'est tout. J'ai vu le curé de Groslay27, qui est bien content de votre réponse. « Hélas ! m'a-t-il dit, je voudrais la lui entendre lire ». Ses yeux sont devenus humides, et mes larmes coulaient ».

Elle vient de parler de ses forces qui sont à peine revenues : c'est qu'elle avait été malade deux mois durant. Son assiduité auprès du fauteuil de son mari de plus en plus infirme et tracassier, que la vue de sa fin tourmentait et rendait plus égoïste encore, l'obligation où elle était de se séparer de ses filles qu'elle mettait au couvent, et surtout le procédé froid, compassé, moins que consolant, de son ami Margency, l'avaient amenée à un état de faiblesse physique et morale, à un découragement qui ne la laissait plus sensible qu'à une amitié dévouée et active du côté de Rousseau.

Une observation sur la société d'alors se présente ici. Nous voyons dans cette suite de lettres Mme de Verdelin, toute femme de qualité qu'elle est, se séparer fort nettement de ceux qu'elle appelle les Grands. Elle ne trouve point, par exemple, la maréchale de Luxembourg suffisamment polie ni attentive envers elle. La maréchale ne lui rend guère ses visites : elle ne laisse pas d'être sensible à ces légers manques. Il y avait alors entre les rangs des nuances bien marquées. Mme de Verdelin était donc, malgré son titre et avec ses vingt mille livres de rente, de la classe moyenne élevée, mais moyenne véritablement. C'est encore un point par où elle se rapproche de nos conditions modernes plus égales, de notre manière de voir et de sentir. Elle est de plain-pied avec nous.

Son mari meurt. Il a cessé de souffrir dans les derniers jours de 1763 (note 8).

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Note 8. Le marquis de Verdelin mourut le 27 décembre 1763. Il avait titre et qualité : « ancien colonel d'infanterie, ancien maréchal général des logis des camps et armées du Roi, chevalier de l'Ordre royal et militaire de Saint-Louis ». Il habitait à Paris rue Vivienne, sur la paroisse de Saint-Eustache.

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Le premier soin, la première pensée de Mme de Verdelin, en informant Rousseau de cette perte (car c'en est une après tout, et elle le regrette en effet), est d'offrir à Mlle Levasseur, à cette Thérèse qui se présente dans cette Correspondance un peu moins odieuse et désagréable qu'on ne la fait généralement, une sûreté d'avenir, une aisance modeste, si Jean-Jacques venait à lui manquer. Jean-Jacques n'accepte pas, mais il ne paraît pas trop choqué de l'offre : c'est beaucoup. Elle lui explique aussi avec détail et lui soumet l'état de son cœur ; devenue veuve, elle ne peut prendre sur elle d'épouser Margency qui est revenu, du moment qu'il l'a vue libre, et qui lui offre un nouvel établissement. Elle a ses filles auxquelles elle se doit, l'une d'elles entre autres, malade et qui a hérité de son père un sang vicié. Sa sensibilité aussi s'est usée à attendre, à souffrir ; le pli est pris : pourquoi changer ? C'est ici que nous avons à citer une fort belle lettre de Rousseau, parfaite de raison, de sagesse; il oppose les conseils d'une morale juste et saine aux objections un peu trop délicates et raffinées, au bon sens attristé de Mme de Verdelin. Il plaide pour Margency, qu'il estime, et dont la dévotion sincèrement pratiquée ne lui paraît point mériter une si sévère punition :

« Motiers, le 13 mai 1764.

Quoique tout ce que vous m'écrivez, madame, me soit intéressant, l'article le plus important de votre dernière lettre en mérite une tout entière et fera l'unique sujet de celleci. Je parle des propositions qui vous ont fait hâter votre retraite à la campagne. La réponse négative que vous y avez faite et le motif qui vous l'a inspirée sont, comme tout ce que vous faites, marqués au coin de la sagesse et de la vertu ; mais je vous avoue, mon aimable voisine, que les jugements que vous portez sur la conduite de la personne (Margency) me paraissent bien sévères; et je ne puis vous dissimuler que, sachant combien sincèrement il vous était attaché, loin de voir dans son éloignement un signe de tiédeur, j'y ai bien plutôt vu des scrupules d'un cœur qui croit avoir à se défier de lui-même ; et le genre de vie qu'il choisit à sa retraite montre assez ce qui l'y a déterminé. Si un amant quitté pour la dévotion ne doit pas se croire oublié, l'indice est bien plus fort dans les hommes, et, comme cette ressource leur est moins naturelle, il faut qu'un besoin plus puissant les force d'y recourir. Ce qui m'a confirmé dans mon sentiment, c'est son empressement à revenir du moment qu'il a cru pouvoir écouter son penchant sans crime ; et cette démarche dont votre délicatesse me paraît offensée est, à mes yeux, une preuve de la sienne, qui doit lui mériter toute votre estime, de quelque manière que vous envisagiez d'ailleurs son retour.

Ceci, madame, ne diminue absolument rien de la solidité de vos raisons quant à vos devoirs envers vos enfants. Le parti que vous prenez est sans contredit le seul dont ils n'aient pas à se plaindre et le plus digne de vous ; mais ne gâtez pas un acte de vertu si grand et si pénible par un dépit déguisé et par un sentiment injuste envers un homme aussi digne de votre estime par sa conduite, que vous-même êtes, par la vôtre, digne de l'estime de tous les honnêtes gens. J'oserai dire plus : votre motif fondé sur vos devoirs de mère est grand et pressant, mais il peut n'être que secondaire. Vous êtes trop jeune encore, vous avez un cœur trop tendre et plein d'une inclination trop ancienne pour n'être pas obligée à compter avec vous-même dans ce que vous devez sur ce point à vos enfants. Pour bien remplir ses devoirs, il ne faut point s'en imposer d'insupportables : rien de ce qui est juste et honnête n'est illégitime ; quelque chers que vous soient vos enfants, ce que vous leur devez sur cet article n'est point ce que vous deviez à votre mari. Pesez donc les choses en bonne mère, mais en personne libre. Consultez si bien votre cœur que vous fassiez leur avantage, mais sans vous rendre malheureuse ; car vous ne leur devez pas jusque-là. Après cela, si vous persistez dans vos refus, je vous en respecterai davantage ; mais, si vous cédez, je ne vous en estimerai pas moins ».

Que dites-vous de Jean-Jacques moraliste, consultant et directeur de conscience ? Quelle mesure parfaite ! Quelle justesse de balance et quelle précision ! Quelle délicatesse de tour, et quelle propriété de termes, pour marquer les moindres degrés ! La morale de Nicole est dépassée. Celle de Rousseau est plus vraie en ce qu'elle est plus conforme à la nature. Mais achevons, rien de cette lettre ne doit être omis :

« Je n'ai pu refuser à mon zèle de vous exposer mes sentiments sur une matière si importante et dans le moment où vous êtes à temps de délibérer. M. de Margency ne m'a écrit ni fait écrire ; je n'aide ses nouvelles ni directement ni indirectement ; et quoique nos anciennes liaisons m'aient laissé de l'attachement pour lui, je n'ai eu nul égard à son intérêt dans ce que je viens de vous dire : mais moi, que vous laissâtes lire dans votre cœur, et qui en vis si bien la tendresse et l'honnêteté, moi, qui quelquefois vis couler vos larmes, je n'ai point oublié l'impression qu'elles m'ont faite, et je ne suis pas sans crainte sur celle qu'elles ont pu vous laisser. Mériterais-je l'amitié dont vous m'honorez, si je négligeais en ce moment les devoirs qu'elle impose ? ».

Voilà une lettre excellente de tout point, qui serait des meilleures et des plus remarquées dans la dernière partie de la Nouvelle Héloïse. Voilà la morale du bon sens, de l'honnêteté sans subtilité et sans mysticisme. N'admirez-vous pas comme cet homme qui, dans le même temps, jugeait déjà si à faux de sa propre situation, et dont la vue allait se troubler de plus en plus sur tout ce qui le concernait lui-même, voyait et disait juste sur le cas d'autrui ?

Et pour apprécier encore plus à son prix le caractère de cette belle consultation morale, relisez, je vous en prie, dans les Mémoires de Mme d'Épinay, les pages toutes légères de ton et toutes railleuses où il est parlé de cette même relation de Mme de Verdelin et de Margency : le contraste avec l'accent de Rousseau est frappant. On comprendra mieux, au sortir de cette double lecture, le sérieux, la dignité et l'élévation qu'il sut rendre aux choses du cœur et de la vie.

Mme de Verdelin ne se rendit pas aux raisons de Rousseau : elle se retrancha dans un sentiment plus vif de ses devoirs envers ses filles, et s'arma contre elle-même des promesses qu'elle avait faites à leur père au lit de mort. Bref, elle fit bon marché de son bonheur personnel et dissimula ce qu'elle continuait de sentir tout bas, en remerciant courageusement Margency et le laissant libre de contracter d'autres engagements. Pour plus de sûreté et de bienséance, et afin de couper court à tous les propos, elle crut devoir prendre un appartement à l'abbaye de Pentemont et y demeura avec ses filles plusieurs années, ne laissant pas de voir de temps en temps ce singulier ami de son choix, mais avec discrétion et en toute convenance. Et sur ce que, cependant, l'idée de mariage revenait quelquefois entre eux et était remise sur le tapis pour l'époque qui suivrait l'établissement de ses filles, elle se prémunissait à l'avance et ne se refusait pas ce genre de plaisanterie dont Rousseau a parlé, et qui semble lui avoir dicté son dernier mot sur le « saint du faubourg Saint-Jacques », ainsi qu'elle appelait Margency :

« Il a, disait-elle, l'imagination chaude et le cœur froid... Il y a dix ans, je n'avais à craindre que la rivalité de Mme d'Épinay, et elle me faisait moins de peur que celle de sainte Thérèse et de tant d'autres avec qui je n'ai pas l'avantage d'être dans une société intime… Je l'aime assez, disait-elle encore, pour le préférer à tous les plaisirs, mais je ne puis adopter les siens. Je bâille en y pensant. »

Âme revenue, détachée, désabusée, redisant dans sa note habituelle : « Mon cher voisin, quoi que je fasse, je suis née pour la peine. Les miennes ne font que changer d'objet » ou encore, en ses meilleurs instants : « J'ai éprouvé tant d'ennuis depuis que j'existe, que ce qui m'arrive de bonheur à présent me touche à peine ». Elle continua, tant qu'il lui fut permis, de s'occuper activement de Rousseau, et elle ne fut contente que lorsqu'elle eut trouvé le moyen, au milieu de toutes ses gênes et de ses assujettissements, de l'aller visiter à Motiers-Travers et de lui donner la marque la plus positive d'amitié, un voyage long, pénible, pour passer deux fois vingt-quatre heures auprès de lui. Elle profita d'un voyage aux eaux de Bourbonne où elle était allée conduire une de ses filles, pour pousser de là par Besançon et Pontarlier jusqu'en Suisse. Plus d'un contretemps retarda ce projet formé de longue main, et il fallut y mettre bien de la volonté et de la suite pour que tout enfin pût s'ajuster.
Rousseau va nous l'avouer, il ne peut rester incrédule ni insensible à des preuves si claires, non plus qu'aux instances réitérées et obligeantes qui lui arrivaient avec un accent pénétré. Des offres de service d'argent les plus délicates à insinuer s'y glissaient par moments. Il renvoyait une lettre de change, mais sans trop de colère. Loin de là, il écrivait à celle qu'il appelait cette fois son amie :

« Quatre jours avant l'arrivée de votre dernière lettre, M. Junet est venu m'apporter les mille francs que vous aviez si peur qui n'arrivassent jamais assez tôt. Amie unique, je n'aurai pas assez de tout mon cœur et de toute ma vie pour vous payer le prix d'une si tendre sollicitude. Je vous avoue que votre secret a été mal gardé. Il a fallu batailler pour ne pas recevoir l'argent sur-le-champ. J'ai dit que je voulais le laisser dans votre bourse jusqu'à mon premier besoin, et qu'il ne viendrait jamais assez tôt pour le plaisir que j'aurais à recevoir de vous de quoi y pourvoir. N'étant pas, quant à présent, dans ce cas, je vous envoie ci-jointe la lettre de change, en attendant le moment de m'en prévaloir.

Je me lève avant le jour pour vous écrire ces deux mots, parce que, assujetti toute la journée à une opération nécessaire et douloureuse, je serais hors d'état d'écrire avant le départ du courrier. Nous pourrons reparler du passeport (un passeport pour traverser la France) ; quant à présent, rien ne presse. Il est donc sûr que j'ai une amie au monde ; toutes mes afflictions ne sont plus rien ».

Elle lui répondait (27 avril 1765) :

« Vous souffrez et vous vous levez une heure avant le jour pour me renvoyer la lettre de change ! Dois-je, mon voisin, me louer ou me plaindre ? Je suis comblée quand j'ai de vos nouvelles; mais, lorsqu'elles coûtent à votre repos, vous imaginez bien qu'elles troublent le mien. Je juge que votre état est aussi cruel que certains instants que je vous ai vu à Montmorency. Lorsque vous en aurez la force et le temps, un chiffon plié avec une suscription de votre main me rendra satisfaite, et le jour où vous joindrez : « Je me porte bien, » votre voisine sera heureuse autant que le peut être une mère affligée...


Je ne me plains pas du renvoi de la lettre de change, parce que je suis sûre, puisque vous me le dites, que vous la regardez entre mes mains comme un dépôt... Ne vous privez pas des choses utiles et commodes. Vous restreignez vos besoins, mon cher voisin, à un point qui afflige mon âme, et cela pour ne pas faire usage des offres de vos amis. Vous avez une trop douce délicatesse ; c'est ôter à l'amitié la plus grande jouissance. Rendre et recevoir des soins de ses amis, voilà le seul plaisir que je me sois réservé… Lorsque vous poussez les privations trop loin, lui écrivait elle encore, je prie M
lle Levasseur de vous dire que c'est manquer à l'amitié que mérite mon attachement pour vous. Vous savez qu'il ne tient point à votre génie sublime, à la réputation dont vous jouissez ; je ne m'élève pas jusque-là : la bonté de votre âme, cette courageuse patience que je n'ai connue qu'à vous, l'amour de la vertu pour la vertu même, voilà mon lien, voilà ce qui me fait désirer votre bonheur pour l'honneur de l'humanité autant que pour le bonheur de ceux qui vous connaissent. C'est ce qui me fait vous dire que vous devez vous soigner et donner à votre vie les commodités qui peuvent la rendre plus douce ».

Rousseau répondait à sa confiance, alors, par une confiance en apparence égale (note 9).

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Note 9. Je prends presque au hasard, dans la suite complète des lettres de Rousseau à Mme de Verdelin, quantité de mots touchants et émus qui sont en parfaite contradiction avec le ton à demi ironique et aigre-doux qui règne dans la page des Confessions où il est parlé d'elle. Par exemple :

-  « Votre éloignement me fait bien sentir ce que j'ai perdu ; vos bontés ne m'ont fait d'effet que quand elles m'ont été ôtées, et je puis vous dire d'un cœur vraiment pénétré qu'elles vous ont acquis un serviteur fidèle, qui le sera jusqu'à son dernier soupir. Comptez là-dessus, madame, quel que soit mon sort et quelque lieu que j'habite. J'ai autant de plaisir à vous le dire, que si cela vous importait beaucoup à savoir... » (7 décembre 1702)

- « Cent fois le jour je pense avec attendrissement que, depuis le premier moment de notre connaissance, vos soins, vos bontés, votre amitié, n'ont pas souffert un moment de relâche ou d'attiédissement, que vous avez toujours été la même envers moi dans ma bonne et ma mauvaise humeur, dans ma bonne et ma mauvaise fortune ; que vous m'avez toujours montré une égalité d'âme qui devrait faire l'étude du sage, et cette bienveillance inaltérable que tous les amis promettent et qu'on ne trouve dans aucun. Votre amitié, madame, est éprouvée, et la mienne mérite de l'être. Voilà maintenant de quoi j'ai le cœur plein, et ce que je voulais vous dire : j'ai plus à me louer qu'à me plaindre d'une adversité qui m'a mis en état de vous parler ainsi » (7 février 1763).

- « Comment arrive-t-il, madame, que j'aie le cœur si plein de vous, et que je ne vous parle jamais que de moi ? Ce qu'il y a de certain, c'est que tout ce que vous me dites de vous m'affecte et me pénètre ; que je vous plains, que je sens vos malheurs comme les miens et que je voudrais que vous eussiez autant de plaisir à vous épancher avec moi que j'en goûte à m'épancher avec vous, et que je n'eus jamais d'attachement plus solide, plus vrai, et qui fit plus la consolation de ma vie, que celui que vous m'avez inspiré » (29 juin 1703)

- Et le 10 septembre, même année : « Si je pouvais trouver en France un coin où vivre en paix et vous voir quelquefois, je serais heureux... ».

- Et le 30 octobre : « Je vois chaque jour mieux quelle amie m'est restée en vous, et j'oublie presque toutes mes pertes quand je songe à ce qui m'est laissé ».

- Le 6 janvier 1765 : « Daignez m'écrire plus souvent, je vous en supplie ; un mot me suffit, mais j'ai besoin d'un mot »

Tant de passages significatifs que je pourrais multiplier encore montrent assez la vérité et la vivacité de ce sentiment dans l'âme de Rousseau avant qu'elle s'altérât.

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Ses Lettres de la Montagne avaient déchaîné contre lui le fanatisme protestant : Messieurs de Berne interdisaient l'ouvrage ; le Grand-Conseil de Genève le condamnait au feu. Dans ce pays de Neufchâtel il se sentait trop près de Berne et de Genève ; il était entre deux feux. Son imagination se montait, sa tête se prenait :

« De quelque côté que je me tourne, écrivait-il à Mme de Verdelin (3 février 1765), je ne vois que griffes pour me déchirer et que gueules ouvertes pour m'engloutir. J'espérais du moins plus d'humanité du côté de la France. Mais j'avais tort... Repos, repos, chère idole de mon cœur, où te trouverai-je ? Est-il possible que personne n'en veuille laisser jouir un homme qui ne troubla jamais celui de personne ».

Mme de Verdelin, dès qu'elle le put, et cette année même, réalisa son vœu le plus cher et courut à lui. Le passage des Confessions où il est parlé de ce voyage commence bien et finit mal. La première partie nous rend fidèlement la disposition où Rousseau était alors. Il eut, dit-il, deux grands plaisirs en ce temps au milieu de tous ses ennuis. Et après avoir parlé d'un service qu'il put rendre à un ami, en contribuant par le canal de Milord Maréchal à le faire conseiller d'État et en acquittant ainsi envers lui une dette de reconnaissance, il ajoute :

« Mon autre grand plaisir fut une visite que vint me faire Mme de Verdelin avec sa fille, qu'elle avait menée aux bains de Bourbonne, d'où elle poussa jusqu'à Motiers, et logea chez moi deux ou trois jours (probablement le 1er et le 2 septembre 1765). À force d'attentions et de soins, elle avait enfin surmonté ma longue répugnance, et mon cœur, vaincu par ses caresses, lui rendait toute l'amitié qu'elle m'avait si longtemps témoignée. Je fus touché de ce voyage, surtout dans la circonstance où je me trouvais et où j'avais grand besoin, pour soutenir mon courage, des consolations de l'amitié. Je craignais qu'elle ne s'affectât des insultes que je recevais de la populace, et j'aurais voulu lui en dérober le spectacle pour ne pas contrister son cœur; mais cela ne fut pas possible. Et, quoique sa présence contînt un peu les insolents dans nos promenades, elle en vit assez pour juger de ce qui se passait dans les autres temps ».

Elle désirait dès lors que Rousseau quittât le pays et cédât aux sollicitations de M. Hume pour aller habiter en Angleterre. Elle y travailla par ses conseils et son active entremise. Et sur ce point, la méfiance du pauvre Rousseau perce sourdement dans la fin du récit. Il ne dit pas, mais il laisse entendre que Mme de Verdelin pouvait bien avoir été, sinon complice, instrument du moins (à son insu) dans cette conspiration générale tramée par Hume et consorts pour l'enlever et le perdre, sous prétexte de le sauver.

Elle raisonnait juste dans ses conseils, mais son bon sens même se trompait, croyant avoir affaire à un bon sens non altéré. Elle n'était point d'avis du tout qu'entre les divers asiles qui s'offraient à Jean-Jacques, il choisît la Prusse et Berlin :

« Une très forte raison devrait suffire à vous en éloigner, lui disait-elle ; c'est l'accueil indistinct qu'on y fait à tout homme de lettres : fripon ou honnête, tout est fêté, pourvu qu'il soit subjugué et qu'il loue le maître. Mon voisin, qui a sacrifié son bonheur à la liberté, à la vérité, n'est pas fait pour vivre à Berlin. Je connais une femme, amie intime de M. de Maupertuis, qui me disait que le chagrin avait avancé ses jours ».

Au lieu de la Cour et d'un roi « philosophe ou philosophant, » prêt à accueillir indistinctement les écrivains les plus contraires, l'auteur du livre de l'Esprit ou l'auteur d'Émile, combien elle aimerait mieux voir celui-ci chez le fermier proposé par Hume, dans la forêt voisine de Richemond, au bord de la Tamise, « dans un pays où la liberté de penser est autorisée et par les lois et par le génie de la nation ! ». Mais, je le répète, tout ce bon sens même la trompait. On sait comment l'humeur noire, la manie soudaine de Rousseau déjoua tout et déconcerta toutes les bienveillances. Le pauvre misanthrope trouva moyen de les transformer en un complot prémédité et concerté contre lui. Il sentait bien, a-t-on remarqué finement, qu'il ne serait pas croyable que tant de gens lui eussent manqué à la fois, s'ils avaient pensé et agi séparément : admettant donc comme un fait prouvé le mauvais vouloir et le tort des gens contre lui, il fut conduit par la logique même à l'idée de complot. Quelle plus frappante confirmation de ce terrible mot d'Aristote, qu'il n'a existé aucun grand esprit sans un grain de folie !

À partir de ce voyage de Jean-Jacques en Angleterre et depuis son retour en France, la Correspondance que Mme de Verdelin essaye de soutenir décline et perd en intérêt : la confiance entière n'existe plus. Cette aimable et douce amie est enveloppée par lui dans le sombre voile qui lui dérobe une partie du présent et presque tout le passé. Du moins, elle lui resta inviolablement fidèle et attachée. La dernière lettre qu'on ait d'elle, à la date du 24 août 1771, nous la montre n'ayant rien perdu de son enthousiasme ni de sa sensibilité :

« Je voudrais pouvoir vous donner des preuves de tous ces sentiments, mais je connais si bien les vôtres que, pour vous servir à votre mode, je m'en tiens à vous être inutile... Mais non, j'ose croire que je ne suis pas inutile à votre bonheur : le premier, le seul pour un cœur tel que le vôtre, c'est de savoir qu'il en existe un bien vrai, bien sensible sur lequel vous pouvez compter à la vie et à la mort ; et vous savez en moi ce cœur ».

Elle lui adresse cette dernière lettre d'une terre où elle est, en Brenne, au sortir d'une maladie qui paraît avoir été assez grave :

« Actuellement, lui dit-elle en finissant, je suis en pleine convalescence et je n'ai plus que des forces à reprendre. Avant la fièvre, je charmais les douleurs de mon bras en chantant vos charmants airs. Je me suis bien affligée dans ce moment de la médiocrité de ma voix; j'aurais voulu pouvoir rendre toute la mélodie de cette délicieuse musique : mais elle est si parfaite que, malgré le défaut de mon expression, tout le monde en était charmé. Je la quittais pour vous lire. Vous voyez, monsieur, que vous n'êtes point absent de moi... C'est ici où j'ai commencé à vous lire, où je formai le désir de vous connaître. Que j'ai de plaisir à vous l'écrire ».

Mme de Verdelin disparaît entièrement pour nous à dater de ce jour. On ne sait plus rien de ce qui la regarde. Elle ne pouvait nous être connue que par Rousseau. Un rayon de sa gloire est tombé sur elle : le rayon se retirant, elle est rentrée dans l'ombre et l'on perd sa trace (note 10).


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Note 10. M. Nap. Peyrat, pasteur de l'Église réformée à Saint-Germain-en-Laye, veut bien me donner l'indication suivante : « Mme de Verdelin a vécu dans sa vieillesse à Cognac. J'ai connu une personne qui avait beaucoup fréquenté cette aimable femme. Il est possible que l'amie de Rousseau repose aux bords de la Charente ». Nous savons maintenant que Mme de Verdelin mourut le 18 décembre 1810 au château de Carrouges en Normandie, chez son gendre, le général comte Le Veneur de Tillières. Elle était âgée de près de 83 ans.

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Mais, revenant à l'idée première de cette Étude, à ces sortes d'amitiés d'esprit à esprit, à ces intimités d'intelligence et de sentiment, où il y a le plus souvent un sous-entendu d'amour qui ne sort jamais ; où il se mêle du moins, de femme à auteur, une affection plus tendre que d'homme à homme, n'ai-je pas raison de conclure en disant : évidemment, la morale sociale a fait un pas. Un nouveau chapitre inconnu aux anciens, trop oublié même des modernes, est à ajouter désormais dans tous les traités de l'Amitié ? J'aime à rattacher ce chapitre au nom de Mme de Verdelin : elle est pour nous une conquête; nous venons lui payer la dette de Rousseau.

Plaisir désintéressé de la curiosité critique ! dernière jouissance de ceux qui ont beaucoup vécu dans leur chambre, qui ont peu agi et beaucoup lu ! Quoi de plus doux et de plus innocent, en effet, que de s'occuper dans un détail exact et avec une attention comme affectueuse d'une existence disparue, de ressaisir une figure nette et distincte dans le passé, de donner tous ses soins, pour la recomposer et la montrer aux autres, à celle qui ne nous est de rien, de qui l'on n'attend rien, mais dont je ne sais quelle grâce, quelle bienveillance souriante nous attire et nous a charmés ? L'esprit, le cœur, voilà ce qui survit à tout, ou ce qui devrait survivre; le retrouver, le montrer est une vraie joie : y ajouter même au besoin un peu du sien n'est pas défendu. On supplée ainsi à ce qui nous échappe. C'est le cas pour Mme de Verdelin. Après l'avoir étudiée de si près et dans ses propres confidences, je crois quelquefois, en vérité, qu'elle est là devant moi, intelligente et parlante. Je me la représente en personne, avec cette physionomie pétrie de tendresse, de finesse, de douce malice et de bonté : l'amour a passé par là, on le sent, non point précisément celui qui enflamme et qui ravage, mais celui qui brûle à petit feu et qui, toutes peines éteintes, laisse après lui une réflexion légèrement mélancolique et attendrie.

Arrivée à cet âge où l'on n'espère plus et où l'on a renoncé à plaire, sans pour cela se négliger, dans sa mise de bon goût et simple, tout en elle est d'accord, tout se nuance et s'assortit. Elle ne craint pas de laisser voir à son front et à ses tempes la racine argentée de ses cheveux où il a neigé un peu avant l'heure; elle ne cherche pas à prolonger une jeunesse inutile et qui ne lui a donné que des regrets. Elle est aussi loin de l'illusion sentimentale et de l'éternelle bergerie d'une d'Houdetot, que de la sécheresse mordante et polie d'une Luxembourg.

Elle a gardé la seule jeunesse du regard, l'étincelle aimante. Elle continue de sourire à cette vie qu'elle n'a guère connue que triste et amère; elle rêve fidèlement à ce passé qui lui a valu si peu de douceurs, elle a le culte d'un souvenir, et si elle tient encore dans ses mains un livre à couverture bleue usée (comme dans ce portrait de femme attribué à Chardin), je suis bien sûr que c'est un volume de la Nouvelle Héloïse. En un mot, Mme de Verdelin, qui n'est pas un esprit supérieur ni une âme brûlante, est et reste pour nous une très aimable femme, une agréable connaissance, et il nous semble à nous-même que nous l'ayons eue pour voisine autrefois (note 11).

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Note 11. La publication de ces articles sur Mme de Verdelin m'a valu d'intéressantes communications de son arrière-petit-neveu, le comte Anatole de Bremond d'Ars, ancien sous-préfet de Quimperlé : c'est de lui que j'ai appris la date et le lieu de la mort ainsi que d'autres circonstances bonnes à noter et qui, pour peu qu'on le voulût, permettraient de joindre au portrait une Notice biographique. Des trois filles de Mme de Verdelin, l'aînée mourut infirme et sans alliance. Une autre, mariée en 1773 au marquis de Courbon-Blénac, eut pour gendre le général comte d'Hédouville, sénateur, etc. Une troisième, enfin, fut mariée en 1778 au comte Le Veneur de Tillières, qui devint lieutenant général des armées du Roi, qui fut député sous l'Empire et sous la Restauration, et mourut en 1833, laissant postérité.

On conserve dans la famille des lettres de Mme de Verdelin adressées à ses plus jeunes parents, soit pendant la Révolution, soit sous le Consulat et sous l'Empire. Elle avait un petit-fils militaire ainsi qu'un jeune cousin ou petit-neveu. Elle écrivait au père de ce dernier, le 9 juillet 1807, trois semaines après la bataille de Friedland :

« Vous aurez de la peine à croire, mon cher cousin, que j'ai eu bien de la joie de calculer que votre fils ni le nôtre ne se sont trouvés à cette terrible bataille. À 79 ans, on devient détachée des vanités de ce monde. Voilà sans doute pourquoi on estime peu la vieillesse, et on a raison ; car on ne fait de grandes choses que par l'amour de la gloire. Nos petits-enfants en sont pourvus : votre Théophile (Théophile Bremond d'Ars, son petit-neveu) a toutes les vertus des temps jadis : je désire qu'Hector (Hector Le Veneur, son petit-fils) l'ait rencontré à Postdam... ».  

On voit, par ces lettres, que jusqu'à la fin, celle qui se qualifiait « votre antique parente » avait conservé la chaleur du cœur. Mais il est piquant d'observer, cependant, comme les générations se succèdent et s'enchaînent avec contraste : on ne s'attendait guère à voir l'amie de Jean-Jacques et sa voisine de Montmorency émue de crainte et d'intérêt au lendemain de Friedland. Pourquoi pas ? Il n'est que de vivre et de durer un peu longtemps pour que toutes les variétés et les oppositions se produisent dans ce grand drame historique bigarré qui change sans cesse et qui lui-même se reflète en mille faces dans l'existence d'un chacun.


ANNEXE


Les origines familiales de Mme de Verdelin

(Source : http://pagesperso-orange.fr/jm.ouvrard/armor/fami/b/bremond.htm)


« Charles de Bremond,  chevalier, seigneur marquis d'Ars, né à Cognac le 7 juillet 1695, seigneur de Saint-Fort.

Bien que retenu dans ses terres par le soin de ses affaires domestiques, et de longs procès suscités par des substitutions testamentaires, il est néanmoins ami des lettres et lié d'amitié avec le célèbre président de Montesquieu, comme nous l'apprend Madame de Verdelin, sa fille, dans ses lettres à Jean-Jacques Rousseau.

Le 30 mai 1739, il rend hommage de Saint-Fort au seigneur d'Ambleville. (Jean-Paul Gaillard et Bruno Sépulchre : article sur le logis de Saint-Fort sur le Né).

Il décède au château d'Ars, le 22 décembre 1765, et est inhumé dans la sépulture de sa famille.

Il épouse, le 28 février 1726, Marie-Scholastique-Antoinette-Suzanne-Adélaïde-Gabrielle de Bremond de Dompierre sur Charente, sa parente, fille de Jean-Louis, seigneur d'Augeliers, et de Marie-Madeleine de Montalembert. Elle décède à Cognac le 28 avril 1742. (Nadaud).

Ils ont pour enfants :

1) Marie-Madeleine, née à Cognac le 2 avril 1728.

Elle épouse, le 21 avril 1750, son parent Bernard, marquis de Verdelin, chevalier de Saint-Louis, colonel d'Infanterie, maréchal des logis, camps et armées du Roi, fils de François et de Françoise Eugénie de Mélignan de Trignan. (Nadaud).

Elle est connue par sa correspondance avec Jean-Jacques Rousseau, qu'elle protège toute sa vie, malgré l'ingratitude du philosophe envers ses amis. On a publié cette correspondance, dont Sainte-Beuve a rendu compte. En 1756, elle vend le Solençon (Boutiers Saint-Trojan), à Pierre Nicolas de La Ville, écuyer. (Marie Lise Braastad : article sur le Solençon - Boutiers Saint-Trojan).

La marquise de Verdelin décède le 18 décembre 1810, au château de Carrouges, chez son gendre le général comte Le Veneur de Tillières.

2) Jean-Louis-Hubert, marquis d'Ars, né à Ars le 16 septembre 1729. Il est d'abord capitaine au régiment de Normandie, puis enseigneaux Gardes Françaises, et enfin sous-aide-major avec le grade de lieutenant-colonel. Il décède à Paris, sans alliance, le 16 septembre 1753.

3) Léon-Henri, décédé en bas-âge.

4) Marie-Suzanne, née à Cognac le 25 mars 1732. Elle est reçue chanoinesse du Chapitre de Saint-Louis de Metz, sur preuves vérifiées par Chérin, le 24 mars 1767. Elle y devient doyenne, et décède à Metz, le 24 mai 1807.

5) Marie-Léontine, née à Ars le 16 septembre 1733, dite Mademoiselle de la Garde, décédée sans alliance le 14 septembre 1759.

6) Jeanne-Julie, née à Cognac le 16 juillet 1735, dite Mademoiselle de Saint-Fort, décédée sans alliance à Saintes le Ier avril 1807.

7) Charles, dit le chevalier, puis le marquis d'Ars. Il naît à Cognac, le 9 janvier 1737. Il est à peine âgé de 24 ans, lorsqu'il est tué à bord de la frégate l'Opale, le 10 janvier 1761, qu'il commande, dans un combat engagé contre les Anglais sur les côtes de Bretagne.

8) Henri-Charles-Jacob, chevalier, marquis d'Ars, né à Cognac le 21 juillet 1738. Il décède au château de Villiers La Garenne, près de Paris, le 4 juillet 1772, et fut inhumé dans l'église de Saint-Martin de Villiers. Dont descendance.

9) Annibal, décédé en bas-âge ».


Texte publié en février 2010,

avec les notes et commentaires de Hervé Collet.

BIBLIOGRAPHIE


- Louise Florence Pétronille Tardieu d'Esclavelles, Épinay (marquise d'), Mémoires et correspondance de madame d'Épinay, où elle donne des détails sur…, réunis par Jean Pierre Agnès Parison, Paris, Volland le jeune, 1818.

- Emile Henriot, portraits de femmes, Paris, Cercle du livre de France, 1950, 465 p., pp. 190 ss.

- Émile Faguet, Les amies de Rousseau, Société française d'imprimerie et de librairie, 1910, 425 p, p. 117 ss.

- R. A. Leigh, Correspondance complète de Jean Jacques Rousseau : édition critique, Institut et musée Voltaire, 1998.

- Auguste Rey, Jean-Jacques Rousseau dans la vallée de Montmorency, Paris, librairie Plon, 1909, 294 p., deux phototypies et une carte.

- Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions, partie II, livre IX.

- Charles Augustin Sainte-Beuve, Nouveaux lundis, vol. 4, Michel Lévy frères, 1867, pp. 402-436.

- George Streckeisen-Moultou, Oeuvres et correspondance inédites de J. J. Rousseau, Michel Lévy, 1861, 484 p.

- George Streckeisen-Moultou, J.-J. Rousseau, ses amis et ses ennemis, vol. 2, Michel Lévy frères, 1865.



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1Cf. Rousseau (J.-J.), Confessions, partie II, livre IX (1757) : «… et pour cette fois, ce fut de l’amour. Comme ce fut le premier et l’unique en toute ma vie… qu’il me soit permis d’entrer dans quelque détail sur cet article ».

2Cf. notre article « Histoire générale de Soisy-sous-Montmorency ».

3Charles Augustin Sainte-Beuve, Nouveaux lundis, vol. 4, Michel Lévy frères, 1867, pp. 402-436.

4L’Artiste, porte-parole du romantisme, est un journal de lutte, fondé et dirigé en 1831 par Achille Ricourt. Il se présente comme le défenseur de ce qu’on appelle à cette époque les jeunes, c’est-à-dire, les contemporains. En art, il s’agit de Delacroix, Géricault, Decamps, Léopold Robert, Ary Scheffer, Paul Delaroche, Barye, David d’Angers, Berlioz, Meyerbeer. Il accueille aussi Gavarni, Gigoux, les Johannot, les Devéria, Louis Boulanger, Roqueplan. Théophile Gautier en devient le directeur en 1856.

5Notice sur les bas-bleus

« Ce n'est pas nous qui avons inventé ce fameux nom que l'on donne assez mal à propos à toutes les femmes qui s'occupent un peu des choses de l'esprit : c'est en Angleterre qu'il parait avoir pris naissance et avoir fait fortune. Le blue-stocking existait avant le bas-bleu. On sait que lady Montague tenait cercle de beaux esprits, et que toutes les célébrités littéraires qui passaient à Londres lui étaient présentées. Un illustre étranger refusa, dit-on, de se faire introduire aussitôt après son arrivée, en s'excusant sur ce qu'il était encore en habit de voyage, et lady Montague aurait dit à ce sujet qu'il n'était pas besoin de tant de cérémonies, qu'on pouvait se présenter chez elle même en bas bleus. Telle est la vieille explication qu'on a répétée jusqu'à ces derniers temps (…).

On a voulu faire remonter le bas-bleu à une société qui s'était formée à Venise en 1400 et qui exista jusqu'en 1590. Cette société, où l'on s'occupait beaucoup de littérature et plus encore de plaisirs, avait nom Sociétà della calza (Société du bas), parce que l'usage était, quand on' s'occupait de questions littéraires, de porter des bas bleus. On aurait bien dû nous dire aussi d'où venait cet usage, car on ne voit pas bien ce que la littérature a de commun avec des bas, même avec des bas bleus.

Le mot bas-bleu n'est pas ancien, et il est beaucoup plus probable qu'il ne date, dans la langue anglaise comme dans la nôtre, que de lady Montague. Seulement, ce qui paraît assez plausible, c'est que la belle lady ait rapporté de Venise où elle a vécu longtemps, l'habitude de parler de bas bleus (pour le cas de la première version), ou de porter des bas bleus ».

Charles Rozan, Petites ignorances de la conversation, Lacroix-Comon, 1857, p. 245.

NB. Lady Mary Wortley Montagu (26 mai 1689 - 21 août 1762), est une femme écrivain britannique. Mary Pierrepont était la fille aînée du Duc de Kingston. Elle s'enfuit avec Edward Wortley Montagu, Earl of Sandwich, qu’elle épousa en 1712. Ce dernier fut nommé ambassadeur à Constantinople en 1716.

6Nous ignorons le titre et la date de parution de ce roman, qui a intrigué plus d’un chercheur. Sainte-Beuve parle de « première jeunesse » de Mme de Verdelin, née en 1728, ce qui n’est pas exact. Il convient plutôt de se référer au texte de la lettre adressée par Grimm à Mme d’Epinay, qui signale que M. de Margency s’est brouillé avec le baron d’Holbach : « parce que celui-ci s'est avisé de trouver très-médiocre un roman, ni bon ni mauvais, que vient de faire Mme de Verdelin. J'espérois que cela se raccommoderoit. Margency s'obstine à ne plus revenir, et le baron à ne pas le chercher. J'en suis fâché..., etc., etc. » (Mémoires et corresp. de Mme d'Epinay, édit. 1818, t. III, p. 203.). Cette lettre, non datée, est adressée à Mme d’Epinay alors que celle-ci se trouve à Genève, peu de jours après la brouille de Rousseau avec Diderot, ce qui situe la parution du roman autour de novembre 1755. En tout état de cause, comme l’évoque Sainte-Beuve, Mme de Verdelin n’a pas laissé son nom dans l’histoire en tant que femme auteur. Son style littéraire est en effet médiocre et sa correspondance est parsemée de fautes d’orthographe.

7M. le Marquis de Verdelin, après avoir loué pendant trois ans le château d’Adrien Cuyret, seigneur de Margency, acquiert en 1759 une propriété au nord de Soisy-sous-Montmorency, qui sera connue au XIXe siècle sous le nom de château Vaubois.

8La véritable orthographe est Cuyret.

9Cf. notre article « Histoire générale de Margency ».

10Joseph-François-Édouard de Corsembleu, sieur de Desmahis, poète et dramaturge naît à Sully-sur-Loire le 1er mars 1722 et meurt le 35 février 1761. Il se fait d'abord connaître, sous les auspices de Voltaire, par des pièces fugitives, dont les plus estimées sont le Voyage de Saint-Germain, l'Heureux amant qui sait le plaire, puis il fait jouer en 1750 l'Impertinent ou le Billet perdu, comédie en un acte, qui pétille d'esprit, mais qui manque d'action. On a recueilli ses Oeuvres en 2 vol. in-12, 1778. C’est Desmahis qui introduit Cuyret dans le cercle de Mme d’Épinay, mais Grimm le connaît déjà.

11Cf. lettre de Mme d’Epinay à Grimm, s. d., in Jean Pierre Agnès Parison, Mémoires et correspondance de madame d'Épinay, où elle donne des détails sur ses liaisons avec Duclos, J.-J. Rousseau, Grimm, Diderot, le Baron d'Holbach, Saint-Lambert, Mme d'Houdetot et autres personnages célèbres du dix-huitième siècle, vol 2, Volland le jeune, 1818, p. 8.

12Sainte-Beuve est le seul à publier cette lettre (excepté ses continuateurs).

13Jean-Jacques Rousseau, installé à l’Ermitage, était regardé par Mme Epinay comme un ours. Mais ce terme, placé dans la bouche de la châtelaine de la Chevrette, n’avait rien de péjoratif. Elle appelait ainsi beaucoup de ses familiers, ce qui a amené Rousseau à l’appeler « la mère aux ours ». Cf. notamment le passage de cette lettre, adressée par le philosophe à sa protectrice, au cours de l’été 1757 : « Je vous prie de témoigner mon regret à mes prétendus confrères ; et, comme depuis qu'ils sont ours, je me suis fait galant, trouvez bon que je vous baise très-respectueusement la main ». Victor-Donatien Musset-Pathay, Oeuvres complètes de J. J. Rousseau, mises dans un nouvel ordre, avec des notes historiques et des éclaircissements, P. Dupont, 1824, p. 362.

14Des soucis financiers ont amené Monsieur de Margency à louer le château au marquis de Verdelin, vers 1756.

15J.-J. Rousseau, Confessions, Partie II, livre X.

16Anatole de Barthé, dans la Revue de Bretagne et de Vendée, Volume 18, 1865, chapitre « Le Marquis d’Ars 1737-1761 », note le fait suivant : « Les journaux du temps qui rapportent la fin héroïque du marquis d'Ars, qui n'avait alors que vingt-trois ans, ajoutent qu'il laissa dans notre marine d'unanimes regrets. C'est à lui que s'applique le prétendu bon mot de sa sœur, Mme la marquise de Verdelin, cité par J.-J. Rousseau dans ses Confessions : « Son frère, dit-il, venait d'avoir le commandement d'une frégate en course contre les Anglais : je parlais de la manière de l'armer sans nuire à sa légèreté — Oui, dit-elle, d'un ton tout uni, on ne prend de canons que ce qu'il en faut pour se battre ». Jean-Jacques ajoute qu'il ne comprit pas tout d'abord : nous avouerons, après lui, et surtout après les preuves d'une pareille intrépidité, ne pas comprendre davantage, à moins que le trait ne fût à l'adresse de Rousseau ». Nous adoptons, pour notre part, cette dernière position.

17J.-J. Rousseau, Confessions, ibidem.

18Comme pour le courrier précité, Sainte-Beuve est le seul à avoir publié cette lettre (excepté ses continuateurs).

19La citation exacte est : « J'ai été très étonnée d'apprendre par hasard que c'était une femme de condition très jolie, très aimable, très raisonnable, qui n'a contre elle que le malheur d'avoir pris pour M. de Margency une violente passion, à laquelle elle sacrifie tout ». Cf. lettre de Mme d’Epinay à Grimm, s. d., in Jean Pierre Agnès Parison, Mémoires et correspondance de madame d'Épinay, où elle donne des détails sur ses liaisons avec Duclos, J.-J. Rousseau, Grimm, Diderot, le Baron d'Holbach, Saint-Lambert, Mme d'Houdetot et autres personnages célèbres du dix-huitième siècle, vol 2, Volland le jeune, 1818, p. 581.

20L’acmé des relations entre Jean-Jacques Rousseau et Mme d’Houdetot se situe durant le printemps et l’été 1757. À l’automne, leurs relations sont déjà refroidies, Saint-Lambert ayant été mis au courant de leur liaison, probablement par Mme d’Epinay. Cf. notre article « Mme d’Houdetot et Jean-Jacques Rousseau ».

21Marie-Charlotte Hippolyte de Campet de Saujon, comtesse de Boufflers (1725-1800) épouse, le 15 février 1746, le marquis Édouard de Boufflers-Rouveret († 1764). Elle est dame de compagnie de la duchesse d'Orléans. Particulièrement intelligente, femme de lettres, de plaisirs, elle est belle et adulée. Elle écrit des maximes d'une haute valeur morale. Maîtresse de Louis François de Bourbon, prince de Conti, ainsi que conseiller et ami de Louis XV et installée dans un hôtel particulier de l'Enclos du Temple, à Paris et au domaine de ce prince à l'Îsle-Adam, elle tient un salon de grand style accueillant la haute noblesse, les écrivains et les savants. Madame du Deffand l'appelle “l'idole du temple qui toujours s'aime et s'admire, et qui, dans cette contemplation, ne voit et ne sent rien que ce qui peut augmenter sa gloire”. Elle prétend que le prince de Conti, sur la fin de sa vie, ne pouvait plus la souffrir et qu'il y eut ensuite entre elle et le roi de Suède la plus tendre amitié. Ce prince, en 1780, étant allé à Spa, Mme de Boufflers vint l'y joindre.

Amie intime du philosophe anglais Hume, c’est Mme de Boufflers qui met ce dernier en relation avec Rousseau.



22Ce M. Foncemagne est sans doute parent d’Étienne Lauréault de Foncemagne (8 mai 1694 à Orléans - 26 septembre 1779 à Paris), religieux oratorien qui se rend célèbre par ses ouvrages d’érudition. Il est élu membre de l'Académie des inscriptions et belles-lettres en 1722 et de l'Académie française en 1736. « C'est un choix qui ne nous enrichira pas beaucoup, mais du moins il ne fera pas gronder le public », commente l'abbé d'Olivet, qui dit de lui : « Homme peu chargé de littérature, mais il passe pour savoir assez bien l'histoire de France ».

Le P. Foncemagne est gouverneur du duc d'Épernon, puis sous-gouverneur du duc de Chartres de 1752 à 1758. Ami de l'historien anglais Edward Gibbon, il tient un salon littéraire que fréquentent Malesherbes et La Rochefoucauld et collabore au Journal des sçavans. Il entretient avec Voltaire une longue polémique sur l'authenticité du Testament politique de Richelieu, bataille perdue par Voltaire, mais au terme de laquelle il conclut qu'ils auront tous deux « donné au monde littéraire un de ces exemples de politesse dans la dispute ». Outre quatre essais sur les royaumes francs et sur la loi salique, parus en 1726 dans les Mémoires de littérature de l'Académie des belles-lettres, Foncemagne est l'auteur d'une Dissertation préliminaire sur la Cuisine moderne, publiée en 1749 en préface à La Science du maître d’hôtel cuisinier, du célèbre cuisinier Menon (source : Wikipedia).

23L’Émile est publié le 22 mai 1762. Ce livre a pour projet de régler l’éducation de personnes capables de détruire l’espace aliéné de la société. Rousseau estime que les pouvoirs politiques et religieux sont viciés. L’éducateur doit révéler en l’enfant la juste loi qu’il porte en lui. L’éducateur est hors des institutions et offre à l’enfant l’expérience de la conscience et de la liberté. Le Parlement, la Cour et les jésuites exigent de Rousseau qu’il rende des comptes. Le Prince de Conti annonce à Jean-Jacques son arrestation. Pour ne pas risquer la sécurité de ses amis, Rousseau prend la fuite le 9 juin. Il s’exile à Yverdon en Suisse.

24C’est ce que fera, après quelques autres auteurs, R. A. Leigh, en 1998, sous le titre Correspondance complète de Jean Jacques Rousseau : édition critique, Institut et musée Voltaire, 1998.

25Le 9 juin 1762, après la condamnation de l’Émile.

26Le Maréchal de Luxembourg et son épouse accueillent Jean-Jacques Rousseau, de décembre 1757 à juin 1762, au Mont-Louis après la brouille de ce dernier avec Mme d’Epinay.

27Il s’agit de l’abbé Antoine Maltor, curé de Groslay de 1735 à 1767. Cf. notre article « Histoire générale de Groslay ».