« Madame de Verdelin, l’aimable voisine de Jean-Jacques Rousseau
à Margency et Soisy-sous-Montmorency »
Séance théâtrale du 7 février 2012 à Soisy-sous-Montmorency
dans le cadre des « Rendez-vous de l’histoire valmorencéenne » - Année Rousseau
NOTICE D’INFORMATION
Adrien Cuyret, le M. De Margency des Confessions de Jean-Jacques Rousseau
Adrien Cuyret, premier du nom, est greffier en chef au tribunal du Châtelet à Paris. Il épouse le 4 mai 1718, Marie Madeleine de Vernoux d’Hocquighem, qui lui donne en 1827 un fils, prénommé également Adrien. Il possède un hôtel, rue Sourdière à Paris, mais comme tous les parvenus de l’époque, il cherche à acquérir une terre noble à proximité de la capitale pour couronner son ascension sociale. C’est ainsi qu’il achète le 1er février 1731 la seigneurie de Margency, en s’endettant beaucoup. Il meurt fin 1744, laissant à sa femme et à son fils une situation financière embarrassée. Le jeune Adrien devient à 17 ans propriétaire du domaine de Margency et de l’hôtel parisien. Il est mis en situation de trouver rapidement des ressources propres. Il réussit à devenir gentilhomme ordinaire de la Chambre du Roi, fonction qui donne un rang important à la cour. Mais c’est une charge qui lui a coûté cher à acquérir. Pour arrondir ses fins de mois, il devient syndic de la paroisse de Margency, poste habituellement confié à un villageois, mais qui lui permet de prélever une part des impôts qu’il perçoit. Comme cela ne lui suffit pas, il loue son château en 1756 au marquis Bernard de Verdelin, et à sa femme Marie-Madeleine, née de Brémond d’Ars. Compte tenu de la différence d’âge entre les deux époux (42 ans), Mme de Verdelin devient vite l’amante d’Adrien Cuyret.
Le seigneur de Margency, parallèlement à sa carrière administrative, dont on ne connaît pratiquement rien, se pique de poésie et de littérature. Il fréquente Voltaire, ainsi que les Encyclopédistes tels que Diderot ou d’Holbach et livre quelques écrits à la Correspondance philosophique, tenue par Melchior Grimm, amant de Madame d’Epinay. C’est ainsi qu’il entre contact avec Jean-Jacques Rousseau, qui le désigne dans ses Confessions comme M. de Margency, voire tout simplement Margency. En 1757, alors que Grimm est à l’armée, Cuyret tient compagnie à Mme d’Epinay au château de la Chevrette à Deuil. Celle-ci l’appelle souvent le Syndic. C’est à ce moment que se déploie la relation entre Rousseau et Madame d’Houdetot. Pour permettre au philosophe de rejoindre plus facilement son amie à Eaubonne, Mme de Verdelin prête à Mme d’Houdetot une clef de son jardin de Margency.
Lorsque le couple de Verdelin quitte Margency en 1759, pour s’installer à Soisy-sous-Montmorency, Adrien Cuyret reprend possession de son château, mais il n’y séjourne guère et finit par le vendre en 1762 à Nicolas-Claude Thévenin, receveur général et payeur des rentes de l'Hôtel de Ville de Paris.
Madame de Verdelin devient veuve le 28 décembre 1763 et Adrien Cuyret lui propose de l’épouser quelques mois plus tard. Mais entre temps, l’ex seigneur de Margency, après avoir longtemps fréquenté le parti philosophique, connu pour son anticléricalisme, a fait volte-face et est retourné à la religion au point de devenir “confit de dévotion”. Madame de Verdelin, tout en étant bonne chrétienne, “baille d’ennui” à son contact et refuse cette proposition, malgré les encouragements de Rousseau, préférant se consacrer entièrement à l’éducation de ses trois filles, dont deux sont en bas âge. On perd totalement de vue M. de Margency autour de 1767, au point de ne pas savoir quand, ni où il est mort. Madame de Verdelin, quant à elle, finira ses jours en 1810, chez un de ses gendres, au château de Carrouges (Orne). On possède d’elle un très beau portrait inédit, exécuté par le peintre Lefèvre en 1773.
François Coindet
François Coindet naît à Genève en 1734. Il fait connaissance de Jean-Jacques Rousseau en 1754, et lui plaît au point d'en recevoir l'invitation de venir le voir à Paris, si ses affaires le conduisaient un jour dans la capitale. Cette invitation contribue à déterminer le jeune Coindet à s'y rendre. Il entre à la banque Necker et compagnie, comme caissier. Necker ne tarde pas à lui donner un emploi important dans les finances et finit par se l’attacher comme secrétaire particulier. L'aménité de son caractère, ses manières affables et sa gaîté le font accueillir dans la société. Il cultive les lettres et les arts. Lorsque Rousseau s’installe à Montmorency, François Coindet lui rend des services journaliers dans la capitale. Il va le samedi soir de chaque semaine chez Jean-Jacques, qu'il ne quitte que le lundi matin. Rousseau lui lit ce qu'il a composé les jours précédent et particulièrement la Nouvelle Héloïse, qu'il achève alors. Ils se concertent tous les deux pour les sujets des gravures dont l'auteur veut orner l’ouvrage, et Coindet en dirige l'exécution.
Madame d’Aubeterre
Marie-Françoise Bouchard d'Esparbès de Lussan, née d'Aubeterre de Jonzac, vicomtesse d'Aubeterre, a épousé le 16 juin 1738 (date du contrat) son cousin Henri-Joseph Bouchard d'Esparbès de Lussan (1714-1788). Ce grand commis de l’Etat, successivement vicomte, comte puis marquis d'Aubeterre, deviendra lieutenent général, chevalier des ordres du roi, conseiller d'Etat d'épée, ambassadeur de Louis XV, en Espagne, en Autriche et à Rome, et in fine maréchal de France le 13 juin 1783. La marquise d’Aubeterre meurt quelques mois ou quelques années avant 1772, date à laquelle le marquis d’Aubeterre se remarie avec Marie-Rosalie de Scepeaux de Beaupréau, qui deviendra donc maréchale d’Aubeterre. Ni l’une ni l’autre n’auront de postérité.
C’est donc à tort que beaucoup de biographes de Rousseau du XIXème siècle appellent « maréchale d’Aubeterre » la grande dame fréquentée par Rousseau, Mme d’Houdetot et Mme de Verdelin, car celle-ci sera décédée au moment de l’accession du marquis d’Aubeterre à cette haute dignité.
SÉANCE THÉÂTRALE
Lecture à trois voix, dans la continuité des « Jurys de l’histoire valmorencéenne »
Le président : Hervé Collet, président de Valmorency, auteur du scénario
Lectrice : Juliette Degenne, comédienne
Lecteur : Claude Lesko, comédien
Président
Empruntons à Sainte-Beuve, qui lui consacre un long chapitre de ses Nouveaux Lundis (publié sur le site Internet de Valmorency), le début de la biographie de Mme de Verdelin :
« Marie-Louise-Madeleine de Brémond d'Ars (prénommée plus couramment Marie-Madeleine), née le 6 avril 1728 à Cognac, est la fille du chevalier, comte puis marquis, Charles de Brémond d'Ars et de Marie de Brémond-Dampierre, une lointaine cousine. L'enfant est baptisée le 16 juin 1729 dans l'église Saint-Léger de Cognac. Marie-Madeleine est l'aînée de huit enfants ». Lectrice
« Au château d'Ars, tout environné des pampres jaunissants quand vient l'automne, ou du feuillage des chênes taché d'or roux, elle apprend sous la ferme direction paternelle l'éducation de la maison. Puis, c’est le couvent, lieu d’éducation de la femme au dix-huitième siècle. Dès sept ans, on lui met la main au clavecin. Elle aura toujours le goût de la musique. Plus tard, elle aimera chanter les romances de Deleyre ou les vieilles chansons de Laborde. De même, elle saura cultiver la peinture ».
Lecteur
« Les tableaux de famille attestent son talent. Elle saura fixer les paysages de sa douce terre de Charente, les rues tortueuses de sa ville natale, les antiques maisons au colombage de bois et les logis Renaissance. On lui connaît même un portrait au crayon de Rousseau, trouvé dans les papiers de Mme de Verdelin, par Poulet-Malassis et qui fait partie de la collection de M. le marquis de Chennevières ».
Président
Le 28 avril 1742, la jeune Marie-Madeleine est à peine âgée de quatorze ans, lorsque sa mère, la comtesse d'Ars, meurt après une courte maladie.
On la marie jeune – elle a 22 ans – et à contre-cœur, à un cousin éloigné, Bernard, marquis de Verdelin, qui a 64 ans.
Lectrice
Rousseau, dans les Confessions, décrit ainsi M. de Verdelin :
« Mlle d'Ars, fille du comte d'Ars, homme de condition, mais pauvre, avait épousé M. de Verdelin, vieux, laid, sourd, dur, brutal, jaloux, balafré, borgne, au demeurant bonhomme quand on savait le prendre, et possesseur de quinze à vingt mille livres de rentes auxquelles on la maria. Ce mignon jurant, criant, grondant, tempêtant et faisant pleurer sa femme toute la journée, finissait toujours par faire ce qu'elle voulait ; et cela pour la faire enrager, attendu qu'elle savait lui persuader que c'était lui qui le voulait et que c'était elle qui ne le voulait pas ».
Lecteur
Un des parents de Mme de Verdelin donne à Sainte-Beuve des précisions historiques pour réfuter le dire de Rousseau :
« Je ne pense pas avec Jean-Jacques que ce fut uniquement aux quinze mille livres de rente de M. de Verdelin que Madeleine de Bremond d'Ars fut mariée. Le comte d'Ars avait une grande fortune territoriale, et, suivant la coutume de Saintonge, les filles étaient admises à partager même les terres nobles, presque également avec leurs frères. Ce fut un autre motif qui détermina le choix du marquis d'Ars. La maison de Verdelin, originaire d'Écosse et établie au Comtat Venaissin dès le XIIIe siècle, distinguée par ses services militaires, et qui a donné plus de quinze chevaliers ou commandeurs à l'Ordre de Saint-Jean-de-Jérusalem, s'était alliée déjà deux fois directement à la maison de Bremond d'Ars, en 1630 et en 1669 ».
Lectrice
Cet informateur poursuit :
« La trisaïeule de Mme d'Ars, Marie de Verdelin, femme de Jean-Louis de Bremond d'Ars, marquis d'Ars, maréchal de camp, tué en défendant Cognac assiégé par les Frondeurs en 1651, s'était rendue célèbre dans la province par son intrépidité autant que par ses vertus chrétiennes. Aussi lorsque le marquis de Verdelin demanda au comte d'Ars, son cousin, la main de Mlle d'Ars, alors âgée de vingt-deux ans, fut-il agréé malgré la grande disproportion d'âge. Il est donc positif pour moi que, si elle fut sacrifiée à un mariage de raison, ce ne fut pas pour la fortune de M. de Verdelin, mais plutôt par convenance de parenté, chose à laquelle on tenait alors essentiellement ».
Président
« Le mariage eut lieu le 21 mai 1750. Bernard, marquis de Verdelin, était alors colonel d'infanterie et maréchal général des logis, etc. Dans sa jeunesse, il avait servi avec distinction dans le régiment d'Auvergne et dans le régiment de Verdelin, et avait perdu un œil d'un coup d'épée. Il était veuf d'une première femme, Mme la comtesse de Charité, née de la Doubard-Beaumanoir, veuve elle-même... Il n'en résulte pas moins qu'il était borgne, vieux, rude, etc. Les contemporains qui ont du coup d'oeil savent bien des choses que tous les contrats généalogiques n'apprennent pas ».
Lectrice
Précisons tout de suite que Mme de Verdelin aura trois enfants, trois filles, qu’elle appellera ses bamboches et qui joueront un rôle central dans les décisions qu’elle aura à prendre quelques années plus tard.
L’aînée, dont on ignore le prénom et la date de naissance, naît probablement neuf mois après le mariage. Elle est de santé fragile et mourra jeune. La seconde, Léontine-Marie, naît le 2 juillet 1754 et la troisième, le 13 septembre 1757.
Lecteur
Le marquis de Verdelin emmène sa jeune femme à Paris et la conduit dans le monde brillant qui fréquente alors la cour de Versailles. Mme de Verdelin y paraît avec éclat, mais son âme, bonne et sensible, goûte médiocrement cette société d’intrigues et préfère le calme de la campagne. C’est ainsi qu’elle est amenée, en 1756, à profiter de l’occasion offerte par M. de Margency, sans doute rencontré à la Cour, d’habiter la Vallée de Montmorency.
Lectrice
Il faut préciser que, poursuivi par des problèmes financiers, Adrien Cuyret, le seigneur de Margency, a imaginé de louer son château seigneurial. C’est ainsi que le couple de M. et Mme de Verdelin va s’installer dans ses murs pendant de deux ans, en 1756, en attendant de trouver une propriété à acheter dans la région.
Président
Compte tenu du fait qu’ils ont à peu près le même âge et que M. de Verdelin est âgé (il a 70 ans), Adrien Cuyret et Madeleine de Brémond d’Ars, ne tardent pas être amants. Il va alors s’installer entre eux une relation complexe que nous avons eu l’occasion d’examiner dans le détail lors de notre séance théâtrale historique à Margency le 24 janvier dernier et que nous nous contenterons de résumer brièvement.
Lecteur
Tant que le marquis de Verdelin est encore en vie, Mme de Verdelin se sent tenue par ce que l’on pourrait appeler un devoir de réserve, d’autant qu’elle a trois filles mineures, dont deux en bas âge. De plus, M. de Margency, à partir du décès de son ami en 1762, le poète Desmahis, sera pris d’un accès de dévotion qui indispose Mme de Verdelin, certes bonne chrétienne, mais sans plus. Après la mort de M. de Verdelin, M. de Margency proposera le mariage à sa veuve. Mme de Verdelin lui imposera un délai de sept/huit ans « le temps que ses filles s’établissent ». Peu à peu, les relations entre ces deux amants, qui deviendront surtout des amis, s’effilocheront et à partir de 1767, on n’entendra plus parler de M. de Margency.
Président
Revenons quelques temps en arrière, au moment où Jean-Jacques Rousseau s’installe dans la Vallée de Montmorency, en 1756, invité par Mme d’Epinay à habiter une petite maison que son mari possède à Montmorency, appelée l’Ermitage. Au printemps 1757, Mme d’Houdetot emménage elle-même à Eaubonne. Rousseau en tombe amoureux et se promène avec elle le long du trajet qui mène de Montmorency à Eaubonne. L’itinéraire passe par Andilly et Margency.
Lecteur
Rousseau écrit dans ses Confessions : « Madame d'Houdetot et madame de Verdelin se connaissaient par madame d'Aubeterre, leur commune amie ; et comme le jardin de Margency était sur le passage de madame d'Houdetot pour aller au mont Olympe, sa promenade favorite, madame de Verdelin lui donna une clef pour passer. À la faveur de cette clef, j'y passais souvent avec elle ».
Président
Arrêtons-nous un moment sur Madame d’Aubeterre, qualifié par Rousseau d’amie commune de Mme d’Houdetot et de Mme de Verdelin, car nous la retrouverons un peu plus tard dans la vie de notre héroïne du jour.
Lecteur
Le marquis d’Aubeterre habite à Paris un magnifique hôtel, rue d’Artois. Il possède par ailleurs une propriété à la campagne en Vallée de Montmorency, mais l’on ne sait pas encore où exactement. Il est bien signalé comme ayant habité Epinay de 1773 à 1782, mais y demeura-t-il auparavant ?
Lectrice
Mme de Verdelin est introduite par Mme d’Houdetot au château de la Chevrette. Mme d'Epinay est fâcheusement prévenue contre elle. Elle écrit dans ses Mémoires : « J'ai cru voir entre la Comtesse d'Houdetot et Mme de Blainville (sœur de Mme d’Houdetot) un plan formé pour me faire faire connaissance avec Mme de Verdelin ».
Président
Dites-nous pourquoi.
Lectrice
Madame d’Epinay l’explique ainsi :
« Je l'avais souvent entendu parler des demoiselles d'Ars et nous lire des lettres de l'ainée très bien écrites, mais très passionnées, j'en avais conclu que cette Madame de Verdelin était une fille qu'il entretenait et comme je ne me mêle guère des affaires des autres, j'étais restée dans mon opinion. J'ai été très étonnée d'apprendre, par hasard, que c'était une femme de condition, très jolie, très aimable, très raisonnable qui n'a contre elle que le malheur d'avoir pris pour M. de Margency une violente passion à laquelle elle sacrifie tout. Eh bien, voilà une femme perdue par un mauvais choix ».
Président
Mieux informée, Mme d'Epinay accueille Mme de Verdelin dans sa société. La nouvelle venue devient bientôt la confidente de Mme d'Houdetot.
Lectrice
Mme d’Epinay poursuit :
« Madame de Verdelin s'étant prise de passion pour la Comtesse (d'Houdetot) et la Comtesse pour elle, parce que la première fois qu'elles se virent elles avaient un ruban de même couleur rose, à la troisième visite allèrent se promener tête à tête dans le petit bois de Margency. L'une de soupirer, l'autre de répondre de même, et de soupirs en soupirs les voilà conduites à des réflexions générales sur la gêne des maris, l'inconstance des amants. Des pleurs involontaires s'échappent de leurs yeux, et, par leur abondance, grossissent les ruisseaux un regard de côté rapproche leurs âmes et voilà la confiance établie on s'avoue réciproquement ses amours. Que dis-je on s'avoue ? On s'en vante. La petite Verdelin console la Comtesse par son éloquence et sa sensibilité la Comtesse, à son tour, ranime l'espérance perdue, promet des soupers en partie carrée, des promenades, etc. Enfin, elles sortent du bois voyant les cieux ouverts ».
Président
Revenons à l’aventure amoureuse de Rousseau et de Sophie d’Houdetot : elle ne dure que le temps d’un été. Elle se termine par la brouille entre l’hôte de l’Ermitage et Mme d’Epinay. Rousseau s’installe en décembre 1757 au Mont-Louis. De son côté, le couple de Verdelin finit par trouver une maison à acheter, pas très loin de Margency, à Soisy-sous-Montmorency. Est-ce une pure coïncidence ? En tout cas, la propriété que les Verdelin ont trouvée est encore plus proche du domicile de Rousseau qu’à Margency, ce qui permettra à Mme de Verdelin d’appeler l’hôte du Mont-Louis, son cher voisin. Elle ne se trouve plus qu’à une lieue du philosophe genevois. Essayons de localiser cette propriété.
Lecteur
Un biographe de Mme de Verdelin, M. Trousseau, donne en 1936, dans les Annales de la Société de Jean-Jacques Rousseau à Genève, la précision suivante :
« Dans le courant de cette année 1758, le marquis de Verdelin achetait de Mme de Montbéliard une maison à Soisy, rue de Montmorency. La marquise s'installait presque aussitôt dans son nouveau domaine qu'elle fit améliorer. Elle fit même construire une petite chapelle adossée au salon. Comme l'édifice devait faire saillie sur la voie publique, elle obtint du Prince de Condé l'autorisation nécessaire, le 18 janvier 1759 ».
Lectrice
Il ajoute :
« La maison existe encore. Elle fait l'angle de la rue accidentée de Montmorency et de la rue de la Station. Sur cette dernière voie, la façade est surmontée d'un fronton circulaire. Le parc qui contient encore quelques beaux arbres a été fort morcelé. Il s'étendait autrefois jusqu'à hauteur de la voie ferrée d'Enghien à Montmorency. À la grille d'entrée recouverte de glycines, un vieil acacia au tronc dénudé, ne possédant plus guère que quelques rameaux verdissant à chaque printemps, est contemporain de la marquise ».
Président
La rue de la station est devenue la rue de la Fosse aux Moines. La propriété de M. et Mme de Verdelin recouvre le quartier qui côtoiera le Refoulons quand cette ligne sera mis en service en 1866. Mais revenons à Madame de Verdelin. Au moment où elle s’installe à Soisy, probablement au printemps 1759, elle n’a pas de relations régulières avec Rousseau. On peut même dire que l’entente entre ces deux personnages est loin d’être cordiale.
Lecteur
En effet, lors de ses pérégrinations en vallée de Montmorency avec Mme d’Houdetot, il arrive à Rousseau de croiser Mme de Verdelin, ce qui l’irrite profondément. L’Ermite de Montmorency s’en explique dans les Confessions : « Je n'aimais point les rencontres imprévues, et quand madame de Verdelin se trouvait par hasard sur notre passage, je les laissais ensemble sans lui rien dire, et j'allais toujours devant. Ce procédé peu galant n'avait pas dû me mettre en bon prédicament auprès d'elle ».
Lectrice
Et pourtant, dès qu’elle entend parler du philosophe genevois, probablement dès l’arrivée de ce dernier en Vallée de Montmorency en 1756, elle s’attache à lui. Elle l’avouera quelques années plus tard en ces termes :
« Vous m’aviez inspiré (de l’attachement) avant de vous avoir vu. Ce n'est pas les charmes de votre esprit, que je ne suis pas digne d'apprécier, qui me l'ont fait désirer, ce sont les qualités de votre âme qui m'ont attachée à vous d'une façon invariable » (lettre du 8 novembre 1760). Elle se trouve à ce moment-là dans la propriété familiale du pays de Brenne, dans l’Indre (cf. lettre du 5 octobre 1771, ci-après).
Lecteur
La fin de la passion amoureuse que Rousseau porte à Mme d’Houdetot, au cours de l’été 1757, laisse le champ libre à Mme de Verdelin. Mais celle-ci est à ce moment-là sur le point d’accoucher. La fin de l’année 1757 voit le philosophe genevois déménager au Mont-Louis. En 1758 - 59, c’est au tour du couple de Verdelin, comme nous venons de le voir, de s’installer à Soisy.
Président
Une fois son installation terminée, Mme de Verdelin réédite l’opération que Madame d’Houdetot a réalisée deux ans auparavant dans des conditions à peu près identiques : elle va trouver Rousseau chez lui, d’une façon répétée, voire compulsive. Nous allons voir comment une amitié affectueuse a fini par naître et se développer entre ces deux « voisins ». Mais au départ, on ne peut pas dire que Rousseau ait une inclination particulière envers sa voisine.
Lecteur
C’est le moins qu’on puisse dire. Voici comment Rousseau décrit Madame de Verdelin dans les premiers temps de leur relation.
« Cette liaison, écrit-il dans les Confessions, commença par être orageuse, comme toutes celles que je faisais malgré moi. Il n'y régna même jamais un vrai calme. Le tour d'esprit de Mme de Verdelin était par trop antipathique avec le mien. Les traits malins et les épigrammes partent chez elle avec tant de simplicité, qu'il faut une attention continuelle, et pour moi très fatigante, pour sentir quand on est persiflé. Une niaiserie qui me revient suffira pour en juger. Son frère venait d'avoir le commandement d'une frégate en course contre les Anglais. Je parlais de la manière d'armer cette frégate sans nuire à sa légèreté : « Oui, dit-elle d'un ton tout uni, l'on ne prend de canons que ce qu'il en faut pour se battre ».
Lectrice
Et Rousseau continue de plus belle à dresser un portrait sévère de la marquise :
Président
« Je l'ai rarement ouï parler en bien de quelqu'un de ses amis absents, sans glisser quelque mot à leur charge. Ce qu'elle ne voyait pas en mal, elle le voyait en ridicule, et son ami Margency n'était pas excepté. »
Lecteur
« Cependant, à force de la voir, poursuit Rousseau, je finis par m'attacher à elle. Elle avait ses chagrins ainsi que moi. Les confidences réciproques nous rendirent intéressants nos tête-à-tête : rien ne lie tant les cœurs que la douceur de pleurer ensemble. Nous nous cherchions pour nous consoler...et ce besoin m'a souvent fait passer sur beaucoup de choses ».
Lectrice
Ce « beaucoup de choses », est lourd de sous-entendus, voire de malentendus. ll convient notamment de signaler l’agacement ressenti par Rousseau envers les attentions touchantes que lui témoigne Madame de Verdelin :
Lecteur
« Ce que je trouvais encore en elle d'insupportable, c'était la gêne continuelle de ses petits envois, de ses petits cadeaux, de ses petits billets, auxquels il fallait me battre les flancs pour répondre et toujours nouveaux embarras pour remercier ou pour refuser ».
Président
Rousseau, d’ailleurs, reconnaît qu’il va quelquefois un peu loin dans ses réactions, et admet que Madame de Verdelin est d’une patience d’ange avec lui :
« J'avais mis tant de dureté dans ma franchise avec elle, qu'après avoir montré quelquefois si peu d'estime pour son caractère, il fallait réellement en avoir beaucoup pour croire qu'elle pût sincèrement me pardonner. Voici un échantillon des lettres que je lui ai quelquefois écrites, et dont il est à noter que jamais, dans aucune de ses réponses, elle n'a paru piquée en aucune façon ».
Lecteur
La correspondance de Rousseau adressée par courrier à Mme de Verdelin pendant cette période est perdue. Les seules lettres dont nous disposons sont celles que Rousseau a insérées dans ses Confessions. Voici un passage de l’une d’entre elles, datée de Montmorency, le 8 novembre 1760 :
« Vous me dites, madame, que vous ne vous êtes pas bien expliquée, pour me faire entendre que je m'explique mal. Vous me parlez de votre prétendue bêtise, pour me faire sentir la mienne. Vous vous vantez de n'être qu'une bonne femme, comme si vous aviez peur d'être prise au mot, et vous me faites des excuses pour m'apprendre que je vous en dois ».
Président
« Oui, madame, poursuit-il, je le sais bien; c'est moi qui suis une bête, un bonhomme, et pis encore, s'il est possible ; c'est moi qui choisis mal mes termes, au gré d'une belle dame française, qui fait autant d'attention aux paroles et qui parle aussi bien que vous. Mais considérez que je les prends dans le sens commun de la langue, sans être au fait ou en souci des honnêtes acceptions qu'on leur donne dans les vertueuses sociétés de Paris ».
Lectrice
Mme de Verdelin ne se démonte pas. Elle répond aussitôt :
« Je crois vous avoir écrit, monsieur, que je désirais perdre avec vous le titre de connaissance ; vous m'avez fait l'honneur de me dire que vous vouliez des années pour éprouver vos amis. Il y en a si peu que j'ai celui d'être connue de vous, et je suis si peu habituée à obtenir les choses que je désire, que je n'ai pas osé me nommer autrement que votre connaissance (8 novembre 1760).
Lecteur
Sainte-Beuve déclare :
« C'est ce mélange de familiarité, d'insinuation, de simplicité (quoi qu'il en dise) et de sans-façon vraiment amicale, qui finit par gagner à Mme de Verdelin le cœur de Rousseau, et elle peut se flatter pendant quelque temps d'avoir vaincu cette rétivité de nature qui va se redresser, plus âpre que jamais, dans le malheur et la solitude ».
Président
En faisant davantage connaissance de Rousseau, Mme de Verdelin va se lier avec François Coindet, familier du philosophe, et dont elle gardera le contact après le départ de ce dernier de Montmorency. Voici en quelles circonstances le jeune Coindet se lie avec Mme de Verdelin. Elles sont relatées par Rousseau dans ses Confessions.
Lecteur
« Coindet, entreprenant, hardi jusqu'à l'effronterie, et qui se tenait à l'affût de tous mes amis, ne tarda pas à s'introduire en mon nom chez Mme de Verdelin, et y fut bientôt, à mon insu, plus familier que moi-même. C'était un singulier corps que ce Coindet. Il se présentait de ma part chez toutes mes connaissances, s'y établissait, y mangeait sans façon. Transporté de zèle pour mon service, il ne parlait jamais de moi que les larmes aux yeux; mais quand il me venait voir, il gardait le plus profond silence sur toutes ces liaisons, et sur tout ce qu'il savait devoir m'intéresser » ( Confessions, partie II, livre X).
Lectrice
En tout cas, Mme de Verdelin en dit le plus grand bien :
« M. Coindet m'est venu voir dimanche soir. Mon voisin, je vous dois bien des remerciements de m'avoir procuré la connaissance d'un homme aussi aimable et aussi vertueux ». (début 1761)
Lecteur
Pendant toute cette période, Rousseau et Mme de Verdelin s’échangent quelques lettres quand ils ne se rencontrent pas. Comme nous l’avons vu, nous ne disposons que des réponses de Madame de Verdelin. Elles traitent des menus détails de la vie quotidienne : sa santé, celle de Rousseau, de son mari et de ses filles ; des nouvelles de M. de Margency, dont les visites se font de plus en plus rares et qui perd son ami Desmahis en février 1762. On trouve rarement des considérations philosophiques. Madame de Verdelin est loin d’avoir la culture et le style d’une Madame de Lespinasse ou d’une Madame du Deffand.
Président
En juin 1762, c’est le drame. Rousseau quitte Montlouis précipitamment dans la nuit du 9 au 10, pour éviter d’être arrêté et gagne la Suisse en évitant Lyon et Besançon.
Ce départ précipité ne manque pas de chagriner Madame de Verdelin, d’autant que, semble-t-il, quelques jours avant le départ de Rousseau, s’est produit au Mont-Louis un événement incroyable, que Mme de Verdelin évoque, comme à l’accoutumée, d’une manière à ce point sibylline qu’il faut la décrypter avec attention pour lire entre les lignes.
Lecteur
Expliquez-vous, cher président, vous êtes vous-même sibyllin…
Président
Je vais vous lire le passage de la lettre de Madame de Verdelin qui en parle :
« Je vous avertis de ne pas me marquer que je ne vous verrai plus. Si vous viendrez, si j'irai, voilà ce que je ne sais pas encore. Ce que je sais, c'est que cette embrassade que je voulus vous donner, n'imaginant pas qu'elle pût être un adieu, vous me la devez ».
Lectrice
Mme de Verdelin a donc cherché ce jour-là, à embrasser Rousseau. Quelle audace !
Président
Oui, Rousseau, semble-t-il, vient de lui parler avec forte conviction et peut-être avec passion. Madame de Verdelin en est toute émue. Elle poursuit : « Je vous quittais si remplie de respect et d'admiration de tout ce que vous veniez de me dire, que je fus entraînée à ce témoignage d'affection. Je ne sais quoi me retint dans votre chambre ».
Lecteur
Effectivement, le suspense devient intenable. Et alors ?
Président
Il semble que la présence ou l’arrivée de témoins ait arrêté son élan. Mme de Verdelin ajoute : « Le grand air des témoins me mit à mon aise. Vous fîtes là, mon voisin, un pas en arrière… ».
Le charme est momentanément rompu, mais Mme de Verdelin ne tient pas Rousseau pour quitte. Elle ajoute « (un pas en arrière) qui vous rend mon redevable » (juillet 1762).
Lecteur
Cet épisode me fait penser à la scène dite de l’accacia, du mois de juin 1757 à Eaubonne, où Rousseau, enflammé par la façon passionnée dont Mme d’Houdetot lui parle de Saint-Lambert, se rapproche dangereusement de son amie : l’honneur de celle-ci est sauvée par le juron d’un charretier passant dans la rue, qui ramène nos deux convives à de plus justes rapports.
Président
Sauf qu’ici, la situation est inversée. C’est Madame de Verdelin qui est en demande. Visiblement, elle accuse le coup du départ de Rousseau. Elle se demande si cette distance géographique ne va pas entraîner un éloignement affectif. Nous ne disposons pas (ce fait est hélas fréquent) de la première lettre que Rousseau adresse à Madame de Verdelin depuis la Suisse, mais elle suscite chez cette dernière une réaction empreinte de nostalgie.
Lectrice
Elle écrit :
« Que je suis sensible, monsieur, au souvenir que vous accordez à votre voisine ! Je dis votre voisine, car, quoi qu'il en soit, je suis près de vous, mais je sens vivement que vous n'êtes plus près de moi. (…). C'est chez vous et par mademoiselle Levasseur que j'appris que vous étiez parti avec autant de joie que j'en aurais à vous voir de retour ».
Lecteur
Madame de Verdelin a cependant une compensation : elle a hérité de la chatte de Rousseau, dont elle s’occupe avec soin. Elle s’appelle Minette ou la Doyenne.
Lectrice
« (Mlle Levasseur) a bien voulu me confier Minette. Elle est actuellement sous mon lit, si triste, que j'en suis fort en peine. Cependant elle a dîné. J'espère que dans deux ou trois jours elle sera habituée à mes caresses et qu'elle aura un peu pris l'air du jardin; car je la tiens enfermée, crainte de l'égarer. M. de Verdelin me charge de vous dire le plaisir qu'il a eu en apprenant de vos nouvelles, et vous fait mille compliments ».
Lecteur
L’attachement que Mme de Verdelin porte à Rousseau est en effet partagé par toute la famille, à commencer par M. de Verdelin, comme le montre le passage suivant :
Lectrice
« Ah, mon voisin, que votre sagesse, que vos conseils me manquent. Vous me feriez naître des objets d'admiration pour cet homme malheureux (M. de Verdelin) que l'avenir qui s'approche tourmente. La douceur de votre conversation avait du charme pour lui, et l'estime très entière qu'il a pour vous lui ferait goûter toutes les bonnes choses que vous lui diriez ».
Lecteur
Les filles ne sont pas de reste :
Lectrice
« Mes filles vous font mille amitiés. Elles ont grand soin de la patte de votre doyenne » (la chatte) (juillet 1762)
Lecteur
Et même la domesticité, comme en témoigne cette anecdote :
Lectrice
« S'il importe, mon voisin, à votre voisine que vous conserviez un peu d'amitié pour elle, voilà ce dont vous auriez jugé si vous aviez été témoin du plaisir que m'a fait votre lettre. Je la trouvai chez moi en rentrant après minuit, très étonnée de voir tous nos gens sur pied. Je crus que M. de Verdelin, qui m'avait quittée une heure avant, s'était trouvé mal. Je demande ce que c'est. Son valet de chambre me dit :
Lecteur
« C'est que voilà une lettre qui ressemble à l'écriture de M. Rousseau. Nous sommes restés, espérant que madame nous en dira des nouvelles » (21 décembre 1762)
Président
Rousseau ne tarde cependant pas à regretter sa séparation d’avec la marquise, et cette fois, il l’écrit avec chaleur, le 7 décembre 1762 :
« Votre éloignement me fait bien sentir ce que j'ai perdu ; vos bontés ne m'ont fait d'effet que quand elles m'ont été ôtées, et je puis vous dire d'un cœur vraiment pénétré qu'elles vous ont acquis un serviteur fidèle, qui le sera jusqu'à son dernier soupir. Comptez là-dessus, madame, quel que soit mon sort et quelque lieu que j'habite. J'ai autant de plaisir à vous le dire, que si cela vous importait beaucoup à savoir... ».
Lecteur
En veine de confidences, il s’épanche encore le 7 février 1763 :
« Cent fois le jour je pense avec attendrissement que, depuis le premier moment de notre connaissance, vos soins, vos bontés, votre amitié, n'ont pas souffert un moment de relâche ou d'attiédissement, que vous avez toujours été la même envers moi dans ma bonne et ma mauvaise humeur, dans ma bonne et ma mauvaise fortune ; que vous m'avez toujours montré une égalité d'âme qui devrait faire l'étude du sage, et cette bienveillance inaltérable que tous les amis promettent et qu'on ne trouve dans aucun. Votre amitié, madame, est éprouvée, et la mienne mérite de l'être. Voilà maintenant de quoi j'ai le cœur plein, et ce que je voulais vous dire : j'ai plus à me louer qu'à me plaindre d'une adversité qui m'a mis en état de vous parler ainsi ».
Président
Que dire encore de cet aveu, dans une lettre du 29 juin 1763 ? :
« Comment arrive-t-il, madame, que j'aie le cœur si plein de vous, et que je ne vous parle jamais que de moi ? Ce qu'il y a de certain, c'est que tout ce que vous me dites de vous m'affecte et me pénètre ; que je vous plains, que je sens vos malheurs comme les miens et que je voudrais que vous eussiez autant de plaisir à vous épancher avec moi que j'en goûte à m'épancher avec vous, et que je n'eus jamais d'attachement plus solide, plus vrai, et qui fit plus la consolation de ma vie, que celui que vous m'avez inspiré ».
Lectrice
Revenons à Madame de Verdelin. Elle a bien besoin d’être consolée durant toute cette année 1763. Son ami M. de Margency est de plus en plus absent : il s’occupe de sa mère malade. M. de Verdelin voit ses maux empirer. Les problèmes de santé de la fille aînée s’aggravent. Mme de Verdelin s’occupe de tout avec courage, aidée, heureusement en cela, d’une abondante équipe de gens de maison.
Lecteur
Heureuse de voir que son cher voisin, malgré son éloignement géographique ne l’empêche pas de continuer de penser à elle, Madame de Verdelin s’enhardit à lui confirmer l’attachement qu’elle lui porte. « Loin des yeux, près du cœur »…
Président
Après la mort de son mari et depuis que M. de Margency l’a demandée en mariage, elle a de la peine à qualifier l’affection qu’elle ressent pour Rousseau. En aucun moment, elle ne parle d’amour, mais elle finit par trouver un positionnement qui la satisfait et lui permet toutes les audaces épistolaires : elle aime Rousseau comme une sœur ou comme une fille !
Lectrice
Voici en effet ce qu’elle écrit à Rousseau le 10 mars 1763 :
« Tout ce qui vous connaît a le désir de vous servir et de vous être utile ; peu y trouveraient autant de plaisir que moi. Je voudrais donc que vous me fournissiez quelque occasion d'avoir du plaisir. Je voudrais que vous disposassiez de mon temps, de mes soins et de tout ce que j'ai comme d'un bien à vous; que ce qui vous manque là-bas vous m'indiquassiez un moyen de vous le faire parvenir d'ici, où on trouve tout. Je voudrais que vous me traitassiez comme votre sœur. Voilà comme je désire être avec vous; c'est ainsi que je vous suis attachée, en y ajoutant la confiance et la vénération qu'on a pour le père le plus chéri ». (10 mars 1763)
Lecteur
En février 1763, Mme de Verdelin annonce à Rousseau qu’elle se rendra le mois suivant à Soisy.
Lectrice
« Je désire vendre cette maison : elle me tient lieu de près de trois mille livres. Je payerai sur cela un loyer à la ville, et je pourrai avoir une chaumière aux champs pour trois ou quatre mois ».
Président
Elle n’oublie pas de donner des nouvelles de la chatte de Rousseau.
Lectrice
« Votre doyenne vous baise la patte ; elle mange mieux la nuit, cela est vrai ; mais elle est assez bonne pour prendre quelquefois dans les doigts de mes bamboches un petit morceau de pain dans du lait. Elle a son appartement à côté du leur ; elle seule en a la clef, et mon gouverneur, pour lui porter à manger, soir et matin ; je partage souvent ce soin avec lui ».
Président
Arrivée à Soisy, après qu’elle se soit remis, semble-t-il, d’un problème de santé, son premier soin est de faire visite à la maison qu'habitait son cher voisin, le 12 juin 1763.
Lectrice
« J'ai été pour la première fois, aujourd'hui, à Montmorency. Ma première visite a été pour vos tilleuls. Ils sont beaux, on ne leur a pas ôté une feuille. Tout est comme vous l'avez laissé. Vos fleurs montent, montent et vont, sans treillage, donner du couvert. Lorsque mes forces me le permettront, j'y retournerai et y mènerai la doyenne pour l'égayer. Elle a repris son domicile sous mon lit, mais elle ne m'aime pas mieux. Elle ne s'est attachée à personne. Elle souffre l'amitié, et c'est tout. J'ai vu le curé de Groslay, qui est bien content de votre réponse. « Hélas ! m'a-t-il dit, je voudrais la lui entendre lire ». Ses yeux sont devenus humides, et mes larmes coulaient ».
Président
Expliquons qui est ce curé de Groslay. C’est l’occasion d’associer au moins une fois cette aimable commune voisine à la célébration du tricentenaire de la naissance de Rousseau.
Lecteur
Rousseau en parle à plusieurs reprises dans ses Confessions :
« J'avais, plus près encore que Saint-Brice, M. Maltor (prénommé Antoine), curé de Groslay, plus fait pour être homme d'état et ministre que curé de village, et à qui l'on eût donné tout au moins un diocèse à gouverner, si les talents décidaient des places. Il avait été secrétaire du comte du Luc, et avait connu très particulièrement Jean-Baptiste Rousseau. Aussi plein d'estime pour la mémoire de cet illustre banni, que d'horreur pour celle du fourbe Saurin, il savait sur l'un et sur l'autre beaucoup d'anecdotes curieuses, que Séguy n'avait pas mises dans la vie encore manuscrite du premier ; et il m'assurait que le comte du Luc, loin d'avoir eu jamais à s'en plaindre, avait conservé jusqu'à la fin de sa vie la plus tendre amitié pour lui ».
Président
« M. Maltor, à qui M. de Vintimille avait donné cette retraite assez bonne après la mort de son patron, avait été employé jadis dans beaucoup d'affaires, dont il avait, quoique vieux, la mémoire encore présente, et dont il raisonnait très bien. Sa conversation, non moins instructive qu'amusante, ne sentait point son curé de village : il joignait le ton d'un homme du monde aux connaissances d'un homme de cabinet. Il était de tous mes voisins celui dont la société m'était le plus agréable, et que j'ai eu le plus de regret de quitter ».
Lecteur
Cette année 1763 se termine tristement avec la mort de M. de Verdelin, le 28 décembre, à Paris. Mme de Verdelin l’annonce à Rousseau dans une lettre qu’elle lui adresse en janvier 1764.
Lectrice
« Vous avez bien jugé, mon voisin : une maladie si cruelle devait avoir une fin et une fin triste. Le 28 du mois dernier, M. de Verdelin cessa de souffrir ; il est mort avec un courage et une résignation parfaite. Je le regrette infiniment. Chacun des derniers instants de sa maladie a été marqué par des témoignages d’amitié pour moi et mes enfants ».
Elle ajoute « Il a trouvé le moyen de me rendre chères et respectables toutes ses volontés. Ce n'était plus cet homme impérieux, mon voisin; ses derniers moments me feront toujours répandre des larmes. Mes soins l'avaient touché ; il commençait à croire à mon amitié ».
Président
La mort du marquis impose à Mme de Verdelin des restrictions budgétaires. Elle vend son hôtel parisien de la rue Vivienne et se sépare d’une grande partie de ses gens de maison. Elle prend pension provisoirement chez son amie Madame d’Aubeterre, rue d’Artois. Sa consolation est de revoir la Vallée de Montmorency au printemps. Elle écrit de Soisy, 6 avril 1764, à Rousseau la lettre suivante :
Lectrice
« C’est de cette belle vallée, mon voisin, que j’ai le plaisir de vous écrire ; j’y suis depuis un mois réunie à mes enfants. J’y ai essuyé des temps affreux, mais je vous assure que je les ai préférés aux beaux jours de la ville, dont je n’entends pas plus parler que si j’en étais. Je n’ai plus de maison à Paris, mais on me fait toujours remettre mes lettres chez madame d’Aubeterre ».
Lecteur
Pour des raisons financières, et pour la bonne éducation de ses filles, elle s’installe, le 3 septembre 1765, à l’abbaye de Penthemont, rue de Grenelle à Paris. Cet établissement a vocation à accueillir des jeunes filles de la haute société et à servir de lieu de retraite pour des dames de qualité. On y mène une vie sociale et culturelle active et les grilles, peu rébarbatives, s'entrouvent pour celles qui veulent se rendre à des activités dans « le monde ». Ce bâtiment abrite aujourd’hui le ministère des Anciens Combattants.
Président
Toujours pour des raisons financières, Mme de Verdelin est également amenée à se séparer, au printemps, de sa propriété soiséenne. Elle conclue un contrat de « bail à rente ». Ce n’est pas à proprement parler une vente, mais un échange, celui d’un bien immeuble contre le droit d’en percevoir une partie des revenus. Dans les faits, le preneur jouit de prérogatives assimilables à celles du propriétaire au sens actuel du terme, tant que ses obligations sont remplies. Le preneur, notamment, est obligé de maintenir en l’état et d’entretenir l’immeuble sur lequel pèse la rente.
Lectrice
Mme de Verdelin annonce ce contrat à Rousseau le 15 mai 1765, en ces termes :
« Je viens de vendre ma maison à vie, cher voisin, à madame d'Estrade ; elle est assez jeune pour m'ôter l'espoir d'en jouir jamais, mais mes filles la retrouveront dans un meilleur état que je ne l'ai reçue, parce qu'elle va augmenter le logement et par conséquent la valeur ; je sacrifie mon revenu pour augmenter leur fonds ».
Président
Puisque nous y sommes, évoquons rapidement cette personne étonnante, qui n’a pas, semble-t-il, marqué d’une façon spectaculaire l’histoire de Soisy, mais qui a quand même défrayé la chronique de la cour de France sous Louis XV.
Lecteur
Elisabeth-Charlotte Huguet de Sémonville (1715-1784) est veuve en premières noces de Charles-Jean, comte d'Estrades, tué à Dettingen en 1743. Par son mari, elle est nièce de M. Le Normand de Tournehem et cousine de Mme de Pompadour, maîtresse du roi, dont elle a d'abord recherché l'amitié et qui l'a fait nommer en 1745 dame d'atour de Mesdames, les filles de Louis XV. C'est, d'après le duc de Luynes, une femme jeune, assez grasse, petite et de fort grosses joues.
Lectrice
« Elle fut, dit Marmontel, l'amie et la complaisante de Mme d'Étioles (Mme de Pompadour), qui ne croyant pas réchauffer un serpent dans son sein, l'avait tirée de la misère et amenée à la cour. Cette intrigante abandonna sa bienfaitrice pour se livrer au comte d'Argenson (ministre de la guerre) et conspirer avec lui contre elle. Il est difficile de concevoir qu'une aussi vilaine femme dans tous les sens eût, malgré la laideur de son âme et de sa figure, séduit un homme du caractère, de l'esprit et de l'âge de M. d'Argenson ; mais elle avait à ses yeux le mérite de lui sacrifier une personne à qui elle devait tout, et d'être pour l'amour de lui la plus ingrate des créatures. »
Président
Intrigante et avide, Mme d'Estrades est accusée de trafiquer du crédit dont elle jouit auprès de son amant, ministre de la guerre. Le chansonnier historique, sorte de Canard enchaîné avant la lettre, la brocarde en vers :
Lecteur
Si vous voulez faire
Dans le temps présent
La plus mince affaire,
Il faut de l'argent ;
Parlez à d'Estrade :
elle reçoit un écu.
Si vous vouliez être
Sûr de la trouver
Et la reconnaître
Sans la demander,
Cherchez le visage le plus semblable à un c…
Président
Elle finit par être congédiée de la Cour en 1755. Le 23 mai 1767, elle signe un contrat de mariage avec Nicolas-Maximilien Séguier, comte de Saint-Brisson. Alors que, dans la coutume de Paris, presque tous les contrats de mariage sont établis sous le régime de la communauté, le comte de Saint-Brisson et la veuve d'Estrades resteront séparés de biens.
Revenons à Mme de Verdelin. Au début du mois de septembre 1765, notre héroïne profite d'un vovage aux eaux de Bourbonne, qui a été ordonné à sa fille aînée, dont la santé décline de plus en plus, pour réaliser le projet longtemps caressé d'une visite à Rousseau, réfugié à Môtiers-Travers.
Lecteur
Rousseau relate cette visite dans ses Confessions :
« Mon autre grand plaisir fut une visite que vint me faire Mme de Verdelin avec sa fille, qu'elle avait menée aux bains de Bourbonne, d'où elle poussa jusqu'à Môtiers, et logea chez moi deux ou trois jours (probablement le 1er et le 2 septembre 1765). À force d'attentions et de soins, elle avait enfin surmonté ma longue répugnance, et mon cœur, vaincu par ses caresses, lui rendait toute l'amitié qu'elle m'avait si longtemps témoignée ».
Président
« Je fus touché de ce voyage, surtout dans la circonstance où je me trouvais et où j'avais grand besoin, pour soutenir mon courage, des consolations de l'amitié. Je craignais qu'elle ne s'affectât des insultes que je recevais de la populace, et j'aurais voulu lui en dérober le spectacle pour ne pas contrister son cœur; mais cela ne fut pas possible. Et, quoique sa présence contînt un peu les insolents dans nos promenades, elle en vit assez pour juger de ce qui se passait dans les autres temps ».
Lectrice
À Môtiers, Mme de Verdelin est en effet témoin d'une partie des mauvais traitements que Rousseau doit supporter. Il poursuit son récit :
Lecteur
« Ce fut même durant son séjour chez moi que je commençai d’être attaqué de nuit dans ma propre habitation. Sa femme de chambre trouva ma fenêtre couverte, un matin, des pierres qu’on y avait jetées pendant la nuit. Un banc très massif, qui était dans la rue à côté de ma porte et fortement attaché, fut détaché, enlevé, et posé debout contre la porte, de sorte que, si l’on ne s’en fût aperçu, le premier qui, pour sortir, aurait ouvert la porte d’entrée, devait naturellement être assommé. Madame de Verdelin n’ignorait rien de ce qui se passait ».
Lectrice
Celle-ci comprend la nécessité pour lui d'une nouvelle expatriation, et se prononce très nettement pour un refuge en Angleterre. Il faut expliquer pourquoi : c’est qu’elle s’est prise d’amitié pour le philosophe anglais, ou plutôt écossais, David Hume (1711-1777). Celui-ci est arrivé à Paris à la mi-octobre 1763, à la fin de la guerre de sept ans entre l’Angleterre et la France, en tant que secrétaire de l’ambassadeur Hertford, à titre privé. Il devient secrétaire titulaire en juillet 1765 et quand l’ambassadeur Lord Hertford est nommé vice-roi d’Irlande, Hume devient chargé d’affaires d’Angleterre auprès de la cour de France en attendant l’arrivée du nouvel ambassadeur. Il quittera Paris en janvier 1766.
Lecteur
Rousseau ne semble pas opposé à cette idée. Il écrit dans les Confessions :
« J’avais toute sorte de préjugés en faveur de Hume, quand madame de Verdelin vint me parler vivement de l’amitié qu’il disait avoir pour moi, et de son empressement à me faire les honneurs de l’Angleterre ; car c’est ainsi qu’elle s’exprimait. Elle me pressa beaucoup de profiter de ce zèle et d’écrire à M. Hume. Comme je n’avais pas naturellement de penchant pour l’Angleterre, et que je ne voulais prendre ce parti qu’à l’extrémité, je refusai d’écrire et de promettre ; mais je la laissai la maîtresse de faire tout ce qu’elle jugerait à propos pour maintenir M. Hume dans ses bonnes dispositions. En quittant Môtiers, elle me laissa persuadé, par tout ce qu’elle m’avait dit de cet homme illustre, qu’il était de mes amis, et qu’elle était encore plus de ses amies ».
Président
Et pourtant, Rousseau préfère à ce moment-là se réfugier en Prusse et il se met en route pour Berlin, au mois de novembre. Il arrive à Strasbourg exténué, incapable, au moins provisoirement, d'aller plus loin.
Lectrice
Mme de Verdelin lui écrit le 28 novembre :
« Mme d’Houdetot et M. de Saint-Lambert s'occupent de vous on ne peut plus honnêtement. L'un vous offre un repos en Normandie, l'autre en Lorraine ; mais je ne vois rien de plus honorable et de plus sûr qu'une habitation près de Londres ».
Lecteur
Rousseau lui répond, le 4 décembre :
« Je suis fort sensible aussi aux offres de Mme d'Houdetot, et vous savez, Madame, comment j'ai toujours pensé de M. de Saint-Lambert. Je veux les estimer et les aimer l'un et l'autre, et n'en jamais rien accepter. Le seul séjour qui me convienne est celui de l'Angleterre ».
Président
Mme de Verdelin a donc gain de cause. Pas seulement elle, à vrai dire, puisque Mme de Boufflers, autre amie de Rousseau et très proche de Hume, a aussi œuvré de son côté pour rapprocher les deux philosophes, bien que ces deux dames ne se connaissent pas. Toujours est-il que Mme de Verdelin obtient de Hume une invitation et un passeport pour Rousseau. Ce dernier se met donc en route pour l’Angleterre, mais il passe d’abord par Paris où il séjourne une quinzaine de jours, fin décembre. Il descend d'abord chez la veuve Duchesne, puis au Temple, revoit Mme de Verdelin et sans doute la maréchale de Luxembourg, qui doit loger Thérèse quelques jours après. C’est la dernière fois, semble-t-il, que Mme de Verdelin verra son « cher voisin ».
Lectrice
Rousseau fait le voyage de Londres, du 3 au 13 janvier 1766, sous la conduite de Hume, dont il dit à ce moment : « Le digne homme mérite à jamais les bénédictions de mon cœur ». Après un séjour de deux mois, tant à Londres qu'à Chiswich, à deux lieues de la capitale, Rousseau se fixe enfin à Wooton, village du comté de Derby, à cinquante lieues de Londres.
Président
C’est alors qu’intervient la célèbre brouille entre Hume et Rousseau, sur laquelle nous ne nous étendrons pas : elle a donné lieu à des tonnes de documents. Nous allons la résumer en quelques mots, en empruntant un passage du livre d’Antonin Roche, Histoire des principaux écrivains français depuis l'origine de la littérature jusqu'à nos jours, Volume 2, 1868, p. 289.
Lecteur
« Peu de temps après l'arrivée de Rousseau à Wootton, un journal anglais publie une lettre supposée écrite par le roi de Prusse, qui lui dit : « Mes États vous offrent une retraite paisible ; je veux vous faire du bien, et je vous en ferai, si vous le trouvez bon... Mais si vous persistez à vous creuser l'esprit pour trouver de nouveaux malheurs, choisissez-les tels que vous voudrez. Je suis roi, je puis vous en procurer au gré de vos souhaits ; je cesserai de vous persécuter, quand vous cesserez de mettre votre gloire à l'être ».
Lectrice
Cette plaisanterie est l'œuvre d'Horace Walpole, fils du célèbre ministre de George II. Rousseau l'attribue à d'Alembert, ami de Hume ; et son imagination malade grossissant cette circonstance d'une foule de petits incidents dont il fait autant de torts, il arrive à cette absurde conclusion que Hume est l'agent de ses ennemis, et qu'il ne l'a amené en Angleterre que pour le perdre après l'avoir déshonoré. Il cesse toute correspondance avec lui. Hume lui demande une explication. Rousseau la lui donne dans une lettre de quarante pages, où il l'accuse de lâcheté et de trahison.
Président
Hume, qui connaît si bien le caractère ombrageux et l'humeur atrabilaire de Rousseau, devrait plutôt le plaindre. Il manque d'indulgence et de générosité. Il fait imprimer un résumé violent de la querelle, et accusa publiquement d'ingratitude et de scélératesse l'homme illustre et malheureux dont il s'est fait le protecteur. Cette rupture fait grand bruit et partage le parti philosophique. On a peine à comprendre aujourd'hui comment Rousseau a pu voir un traître dans Hume, qui l'a comblé d'attentions et de bons offices, et comment Hume peut traiter de scélérat un homme qui, à sa demande, lui fait part, dans une lettre particulière, de soupçons plus insensés qu'injurieux.
Lectrice
Toujours est-il que cette brouille entre les deux philosophes a des répercussions directes sur les relations de Rousseau avec Mme de Verdelin. En effet, Rousseau élabore une théorie du complot où il se persuade que Mme de Boufflers et Mme de Verdelin, qui ne se connaissaient pas, comme on l’a déjà dit, ont tout fait pour le trahir.
Lecteur
Citons ce passage des Confessions :
« On verra, si jamais j'ai la force de l'écrire, comment, croyant partir pour Berlin, je partis en effet pour l'Angleterre, et comment les deux dames (Mme de Boufflers et Mme de Verdelin) qui voulaient disposer de moi, après m'avoir à force d'intrigues, chassé de la Suisse où je n'étais pas assez en leur pouvoir, parvinrent enfin à me livrer à leur ami ».
Président
Cette pensée le poursuivra encore pendant deux ans. Dans une lettre à son ami Pierre-Alexandre du Peyrou, le 8 septembre 1767, Rousseau parle d'une dame de V..., à laquelle Coindet a présenté du Peyrou, et dont ledit Coindet est l’âme damnée. Il s’agit évidemment de Mme de Verdelin.
Lecteur
« Elle m'a trompé six ans, poursuit-il, il y en a deux qu'elle ne me trompe plus (donc depuis son voyage de Môtiers, en 1765), et j'avais tout à fait rompu avec elle ».
Lectrice
En réalité, les relations ne sont pas pour autant rompues entre les deux amis, mais depuis le retour en France de Rousseau, la correspondance que Mme de Verdelin essaye de soutenir décline et perd en intérêt : la confiance entière n'existe plus. Cette aimable et douce amie est enveloppée par Rousseau dans le sombre voile qui lui dérobe une partie du présent et presque tout le passé.
Président
Dans une lettre qu'il adresse à Mme de Verdelin, en août 1766, Rousseau lui annonce effectivement qu'il ne veut plus écrire à personne, et qu'à elle-même, il écrira plus rarement. C'est un programme, et un avertissement auquel elle devra se conformer : le nombre de ses lettres tombe en 1766 à sept, en 1767 à trois, en 1768 à une seule.
Lecteur
Et pourtant, dans un dernier sursaut d’attendrissement, Rousseau écrira vers la fin de l'année 1769 à Coindet, avec qui il garde encore quelques contacts, ces mots touchants :
« Ma dernière espérance n'est pas éteinte tant que Madame de Verdelin veut bien s'intéresser à moi. J'ai la conviction la plus intime que si je puis attendre quelque liberté et quelque tranquillité sur la terre, c'est à elle que je le devrai ».
Président
De son côté, Mme de Verdelin continuera à lui témoigner une amitié indéfectible. La dernière lettre qu'on ait d'elle, à la date du 24 août 1771, nous la montre n'ayant rien perdu de son enthousiasme ni de sa sensibilité :
Lectrice
« Je voudrais pouvoir vous donner des preuves de tous ces sentiments, mais je connais si bien les vôtres que, pour vous servir à votre mode, je m'en tiens à vous être inutile... Mais non, j'ose croire que je ne suis pas inutile à votre bonheur : le premier, le seul pour un cœur tel que le vôtre, c'est de savoir qu'il en existe un bien vrai, bien sensible sur lequel vous pouvez compter à la vie et à la mort ; et vous savez en moi ce cœur ».
Lecteur
Elle lui adresse cette lettre, depuis une terre familière où elle se trouve, dans le pays de Brenne, dans l’Indre, au sortir d'une maladie qui paraît avoir été assez grave.
Lectrice
« Actuellement, lui dit-elle en finissant, je suis en pleine convalescence et je n'ai plus que des forces à reprendre. Avant la fièvre, je charmais les douleurs de mon bras en chantant vos charmants airs. Je me suis bien affligée dans ce moment de la médiocrité de ma voix. J'aurais voulu pouvoir rendre toute la mélodie de cette délicieuse musique : mais elle est si parfaite que, malgré le défaut de mon expression, tout le monde en était charmé. Je la quittais pour vous lire. Vous voyez, monsieur, que vous n'êtes point absent de moi... C'est ici où j'ai commencé à vous lire, où je formai le désir de vous connaître. Que j'ai de plaisir à vous l'écrire ».
Président
C’est tout ce qu’on puisse savoir de la fin des relations entre Madame de Verdelin et celui qu’elle a toujours voulu appeler « mon cher voisin », malgré leur éloignement géographique.
Il nous faut maintenant accompagner jusqu’à la fin de sa vie l’ancienne habitante de la Vallée de Montmorency.
Lecteur
Ancienne habitante ? Pas tout à fait ! Vous avez tout à l’heure indiqué que Mme de Verdelin avait conclu un contrat de bail à rente à Mme d’Estrade.
Président
Eh bien oui, cela équivaut presque à une vente en viager…
Lecteur
Sauf si le preneur meurt avant le vendeur ! C’est ce qui arrive à Mme d’Estrade, devenue comtesse de Saint-Brisson, qui meurt le 17 avril 1784. Comme elle est séparée de biens, la maison de revient à Mme de Verdelin qui, elle, est toujours vivante.
Lectrice
Celle-ci la revend aussitôt, toujours à bail, à l’abbé du Lau, ancien curé de Saint-Sulpice.
Lecteur
Le Prieur, en 1784, décrit ainsi cette propriété :
« Les jardins en sont grands, détachés les uns des autres, mais toujours entourés de murailles. C'est là que se repose, après trente années de travaux pénibles, ce vénérable Pasteur. Ses charités, ses vertus le font honorer autant qu'elles le rendent aimable et précieux à ceux sur qui il répand ses bienfaits ».
Lectrice
Cet aimable ecclésiastique mourra lui-même en 1794. Mme de Verdelin, quant à elle, est toujours vivante, mais entre temps, la Révolution a aboli la rente à bail.
Président
Cela étant, Mme de Verdelin n’est jamais, à notre connaissance, retournée dans la Vallée, sauf peut-être pour signer des papiers ou faire un pèlerinage aux lieux où elle a laissé tant de souvenirs heureux.
Suivons la maintenant dans ses nouveaux lieux de vie.
Lecteur
Elle quitte, le 13 février 1767, son appartement de Penthemont, que le duc d'Orléans a demandé pour sa fille. Elle s’installe dans une « petite maison », dont nous ignorons l’adresse. Elle semble par ailleurs, aller de temps à autre dans une propriété familiale du pays de Brenne, comme nous l’avons vu.
Lectrice
Elle marie la troisième de ses filles (de ses « bamboches », comme elle se plaît à les nommer), Léontine-Marie, à 19 ans, en 1773, avec Sophie-Jacques, marquis de Courbon-Blénac, lieutenant des vaisseaux du Roi. Cinq ans plus tard, en 1778, elle marie la seconde Henriette-Charlotte, qui a 25 ans, à Alexis-Paul-Michel, comte Le Veneur de Tillières, vicomte de Carrouges, (né le 29 septembre 1746) qui deviendra lieutenant général des armées du Roi, député sous l'Empire et sous la Restauration, et mourra en 1833, laissant postérité.
Président
De ce fait, Mme de Verdelin passera le reste de sa vie, soit encore 32 ans, au château de Carrouges, dans l’Orne, auprès de sa fille, son gendre et ses petits-enfants. Elle traversera semble-t-il sans encombres les événements révolutionnaires. Le château de Carrouges est aujourd’hui une propriété nationale, qui se visite et qui conserve notamment le portrait de Mme de Verdelin, que vous avez sous les yeux.
Elle y meurt en 1810. Elle restera, aux yeux de ses biographes, celle qui aura aimé avec le plus de constance et, on peut dire, avec le plus de patience, le philosophe genevois.
Nous avons rassemblé pour vous quelques hommages posthumes.
Lectrice
Georges Streckeisen-Moultou, dans « J.-J. Rousseau, ses amis et ses ennemis », volume 2, en 1865, écrit :
« Madame de Verdelin mérite d'être distinguée entre les diverses dames amies de Rousseau, en ce qu'elle n'était nullement bel-esprit, ni bas-bleu (une féministe de l’époque), ni rien qui en approche. Avec un esprit fin, elle n'avait nulle prétention à paraître. Elle aimait l'écrivain célèbre pour ses talents et pour son génie sans doute, mais pour lui surtout, pour ses qualités personnelles, non pour sa réputation et sa vogue : elle n'apporta dans cette liaison aucun amour-propre ni ombre de susceptibilité, lui resta activement fidèle tant qu'il le lui permit, et elle ne cessa, elle ne renonça à la douceur de le servir que lorsqu'il n'y eut plus moyen absolument de l'aborder ni de l'obliger ; et alors même elle garda intact son sentiment d'amitié, comme un trésor, hélas ! inutile ».
Président
« Elle a gardé la seule jeunesse du regard, l'étincelle aimante. Elle continue de sourire à cette vie qu'elle n'a guère connue que triste et amère ; elle rêve fidèlement à ce passé qui lui a valu si peu de douceurs, elle a le culte d'un souvenir, et si elle tient encore dans ses mains un livre à couverture bleue usée (comme dans ce portrait de femme attribué à Chardin), je suis bien sûr que c'est un volume de la Nouvelle Héloïse. En un mot, Mme de Verdelin, qui n'est pas un esprit supérieur ni une âme brûlante, est et reste pour nous une très aimable femme, une agréable connaissance, et il nous semble à nous-même que nous l'ayons eue pour voisine autrefois ».
Lecteur
Sainte-Beuve, ses Nouveaux Lundis, s’exclame :
« Arrivée à cet âge où l'on n'espère plus et où l'on a renoncé à plaire, sans pour cela se négliger, dans sa mise de bon goût et simple, tout en elle est d'accord, tout se nuance et s'assortit. Elle ne craint pas de laisser voir à son front et à ses tempes la racine argentée de ses cheveux où il a neigé un peu avant l'heure; elle ne cherche pas à prolonger une jeunesse inutile et qui ne lui a donné que des regrets. Elle est aussi loin de l'illusion sentimentale et de l'éternelle bergerie d'une d'Houdetot, que de la sécheresse mordante et polie d'une Luxembourg ».
Président
Nous laisserons le mot de la fin à Madame de Verdelin elle-même, qui fait, dans une de ses lettres à Rousseau, l’aveu suivant :
Lectrice
« Le plus grand malheur d'une femme n'est pas d'avoir été trompée dans son choix, c'est d'avoir connu l'amour : il faut se défier de soi le reste de sa vie. Cela fatigue et humilie. À force de maux et de contradictions, j'ai appris à me laisser aller, comme les arbres de mon jardin, au vent qui les plie. Tout ce que je désire comme eux, c'est de ne pas rompre ». (27 mars 1763)
Publié sur le site www.valmorency.fr Tous droits réservés.