2012 « Année du tricentenaire de la naissance de Jean-Jacques Rousseau
« Les rendez-vous de l’histoire valmorencéenne »

Séance théâtrale historique, le 24 janvier 2012 à Margency
sur le thème :

« Monsieur de Margency, l’aimable voisin
de Jean-Jacques Rousseau »


NOTICE INTRODUCTIVE


Histoire rapide de la seigneurie de Margency

La première référence indirecte à une seigneurie dans le village est donnée par un aveu de 1364 d’Arnoul Martel de Saint-Leu, qui évoque le « Chastel de ladite ville de Margency qui, jadis, fut à Messire Pierre de Margency ». Ce dernier pourrait donc être le premier seigneur du village. Après divers propriétaires, la seigneurie est confisquée, pour des raisons inconnues, par Louis XI en 1474 et confiée à un certain Regnaud Le Turc. En 1528, la seigneurie de Margency appartient à Antoine de la Postolle, chargé par François 1er d'une mission auprès du duc de Gueldre (duché situé à l'embouchure du Rhin), alors allié du roi de France en guerre contre Charles Quint. Nous trouvons, en 1623, Louis de Saveuse, descendant d’une ancienne maison de Picardie, qui a épousé Anne Hellin, héritière de sa mère Anne Leclerc, morte octogénaire, veuve de Jean-Robert Hellin, conseiller au Parlement.
Un peu plus tard, Jeanne de Saveuse, fille d’Henri, hérite du domaine à la mort de sa mère, née Madeleine Violle. Elle épouse le comte de la Marck et prête foi et hommage à la mort de son mari en 1677. La Comtesse de la Marck jouera un rôle déterminant dans la constitution de Margency en paroisse distincte d’Andilly en 1698/99. Elle a pour héritière la duchesse douairière de Duras, veuve d’Henri Durfort, duc de Duras, maréchal de France, neveu de Turenne. Celle-ci se remarie avec Nicolas Pignatelli, comte d’Egmont, duc de Gueldre, prince du Saint Empire Romain Germanique, qui devient ainsi seigneur de Margency.

Adrien Cuyret, premier du nom, greffier en chef au Châtelet de Paris, achète le château, le 1er février 1731, moyennant cinquante-sept mille livres, en s'endettant beaucoup. À sa mort, fin 1744, son fils Adrien, hérite du domaine et prend le nom de Monsieur de Margency. Ce dernier vend sa seigneurie en 1762, à Nicolas-Lecteur Thevenin, écuyer, secrétaire du roi, trésorier receveur général (qui épouse, en 1772, Geneviève Martin).
La propriété se compose essentiellement d’un château avec diverses annexes, dont une grande ferme, un pressoir et un colombier, sans compter un potager, et des terres agricoles, tant sur Margency qu’aux alentours. Quant à s’appeler seigneur du village, le nouvel acquéreur tombe de haut : le Prince de Condé ne manque pas de lui rappeler, comme il le fait pour d’autres paroisses, qu’il est le seul à avoir haute, moyenne et basse justice dans la Vallée.
Jean-Jacques Thevenin (1739-1804), fils unique de Nicolas, prend la succession de ce dernier en 1780. Il achète également le château d’Andilly-le-bas, qu’il démolit en 1788. Le fait qu’une même personne soit propriétaire des deux seigneuries n’arrangera pas les affaires de Margency quand le village revendiquera quelques années plus tard son autonomie. Ce Thevenin, après avoir été trésorier receveur général comme son père, devient fermier général à la fin de l’Ancien Régime, fonction sociale peu prisée.

(extrait du site Internet www.valmorency.fr, rubrique Margency)
 


BIOGRAPHIES


La marquise de Verdelin

Marie-Louise-Madeleine de Brémond d'Ars (prénommée plus couramment Madeleine), née le 6 avril 1728 à Cognac, est la fille du chevalier, comte puis marquis, Charles de Brémond d'Ars et de Marie de Brémond-Dampierre, une lointaine cousine. On la marie jeune – elle a 22 ans – et à contre-cœur, à un cousin éloigné, Bernard, marquis de Verdelin, qui a 64 ans. Le mariage a lieu le 21 avril 1750. M. de Verdelin est alors colonel d'infanterie et maréchal général des logis. Dans sa jeunesse, il a servi avec distinction dans le régiment d'Auvergne et dans le régiment de Verdelin, et a perdu un œil d'un coup d'épée. Il est veuf d'une première femme, Mme la comtesse de Charité, née de la Doubard-Beaumanoir, veuve elle-même.
Madame de Verdelin donne naissance à trois filles. L’aînée, dont on ignore le prénom et la date de naissance, meurt en 1767, d’une longue maladie. La deuxième, Léontine-Marie, née le 2 juillet 1754, épouse le 22 juin 1773, Sophie-Jacques, marquis de Courbon-Blénac et de la Roche-Courbon, lieutenant des vaisseaux du Roi (elle décède le 31 mai 1780). La troisième, Henriette-Charlotte, née le 13 septembre 1757, est mariée le 15 juin 1778, à Alexis-Paul-Michel, comte Le Veneur de Tillières, vicomte de Carrouges (né le 29 septembre 1746), qui deviendra lieutenant général des armées du Roi, député sous l'Empire et sous la Restauration, et mourra en 1833, laissant postérité.

En 1756, M. de Verdelin loue à Adrien Cuyret, seigneur du lieu, le château de Margency, avant de s’installer à Soisy-sous-Montmorency au début de 1759. Il meurt le 28 septembre 1762. Après le mariage de sa fille Henriette-Charlotte en 1778, la marquise s’installe chez son gendre  Le Veneur de Tillières, au château de Carrouges, où elle meurt le 18 décembre 1810. 


Frédéric Grimm

Friedrich Melchior Grimm, qui sera fait par Marie-Thérèse d’Autriche baron von Grimm en 1773, naît à Ratisbonne, en Bavière le 26 décembre 1723 et meurt à Gotha le 19 décembre 1807. Après des études de droit public, il est précepteur du fils du baron de Schomberg qu’il accompagne à Paris puis se met au service du prince de Saxe-Gotha dont il devient le lecteur, en 1748. Il devient ensuite secrétaire du comte August Heinrich von Friesen. Il ne tarde pas à se faire connaître des milieux littéraires, grâce au Petit Prophète de Boehmisch-Broda, une satire où il prend la défense de l’opéra italien. Introduit dans le monde par Rousseau, il fréquente assidûment le salon de Louise d’Epinay, dont il devient l’amant (en 1753) après avoir été celui de la cantatrice Marie Fel, situations qui seront pour beaucoup dans l’ascension sociale d’un homme sans parchemins ni rentes qui finira par s’appeler plus tard M. de Grimm, puis le baron Grimm.

Paul d’Holbach

Paul-Henri Thiry, baron d’Holbach, né Paul Heinrich Dietrich von Holbach, né à Edesheim, Rhénanie-Palatinat, le 8 décembre 1723 et mort à Paris le 21 janvier 1789, est un savant et philosophe matérialiste d’origine allemande et d’expression française. Né dans une riche famille catholique, d’Holbach fait des études de droit à Leyde et s’installe à Paris en 1749. Il devient alors français et avocat au Parlement de Paris.
D'Holbach participe à l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert à partir de 1751 et rédige des articles traitant de métallurgie, géologie, médecine, de minéralogie et de chimie. À partir de 1760, il commence à rédiger des ouvrages philosophiques, souvent sous un nom d’emprunt ou sous celui d’un mort (Jean-Baptiste Mirabaud, secrétaire perpétuel de l’Académie, abbé Bernier, Boulanger, etc.) pour éviter les ennuis avec le pouvoir.


Joseph Desmahis

Joseph-François-Édouard de Corsembleu, sieur Desmahis, est un poète et un dramaturge, né à Sully-sur-Loire le 1er mars 1723 et mort le 25 février 1761. Il se fait d’abord connaître, sous les auspices de Voltaire, par des pièces fugitives, dont :

- Le Voyage de Saint-Germain,
- L’Heureux amant qui sait te plaire.

Il fait jouer en 1750 L’Impertinent, ou le Billet perdu, comédie en un acte.
Il fournit les articles fat et femme à l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. On a recueilli ses Œuvres en 2 volumes in-12 en 1778.


SÉANCE THÉÂTRALE HISTORIQUE

Interprétée par :
- Hervé Collet, président de Valmorency, auteur du scénario, à partir de textes authentiques
- Juliette Degenne et Claude Lesko, comédiens professionnels
 
Président
M. de Margency mérite mieux, à nos yeux, que le portrait peu flatteur que Charles Lefeuve brosse de lui dans son « Tour de la Vallée » (rubrique Margency) :
« C'était un cavalier de taille au-dessous de la moyenne… L'exiguïté de sa personne faisait qu'il avait place partout. On ne le comptait pas à table lorsque l'on était déjà douze, et on n'hésitait pas à le garder sans craindre l'appoint sinistre ».
Lecteur
Le patronyme cuyret, avec un y, mais parfois un i, est avant tout un nom du langage courant de l’ancienne France. Citons cet édit de 1480 :
A la panetiere doit estre attachée une cordelle d'une toyse et demye de long, que l'on appelle la laisse du chien, et doit estre redoublée jusques au point de la panetiere, et au milieu doit avoir un cuyret avec un petit bignet de bois.
Lectrice
Adrien Cuyret, premier du nom, est greffier en chef au Châtelet. On appelait Châtelet le siège de la juridiction de la vicomté et prévôté de Paris. Ce tribunal tirait son nom de ce qu'il était établi dans un ancien château dont on faisait remonter la fondation à l'empereur Julien. Philippe Auguste y plaça le tribunal du prévôt de Paris, et cette juridiction exista jusqu'en 1789.
Lecteur
On jugeait, à la prévôté de Paris, les procès relatifs aux héritages, aux dots, servitudes, appositions de scellés, inventaires, contestations entre notaires, procureurs, etc.,
Président
Nous avons retrouvé la trace de quelques-unes des sentences qu’Adrien Curet retranscrivait. Par exemple :
- Sentence de Police du Châtelet de Paris, du 20 Mai 1740, qui enjoint aux Boulangers, Pâtissiers, & autres estant sur le Carreau de la Halle, de porter honneur & respect aux Officiers : Et condamne en l’amende les nommés Graizel frères, Boulangers, pour y avoir contrevenu.
Lectrice
Une autre sentence :
- Sentence de Police du 16 Juillet 1740, concernant la construction, réédification & réparation des Maisons & Bâtimens faisant encoignures de quelques Places, Carrefours, Rues, Ruelles et Cul-de-sacs, que ce soit de la Ville & Fauxbourgs de Paris.
Président
Dans l’Almanach royal de 1720, Adrien Cuyret est mentionné comme habitant « rue et près de la Porte Montmartre ». Il possède un hôtel, rue Sourdière, mais comme tous les parvenus de l’époque, il cherche à acquérir une terre noble à proximité de la capitale pour couronner son ascension sociale. C’est ainsi qu’il achète le 1er février 1731 à Procope Pignatelli, comte d'Egmont, et Henriette-Julie de Durfort de Duras, sa femme, la terre de Margency, moyennant cinquante-sept mille livres, en s'endettant beaucoup.
Lecteur
La terre de Margency comprend « une maison seigneuriale, contiguë à l'église, quelques bâtiments d'exploitation agricole, jardin en parterre, terrasse en dessus et grand clos. La surface est de cinq hectares que de belles allées de marroniers partagent en s'étageant sur les pentes d'Andilly ».
Lectrice
Adrien Cuyret épouse le 4 mai 1718, Marie Madeleine de Vernoux d'Hoquiquan (ou de Hocquighem, selon les archives de Chantilly). Le contrat de mariage est passé devant Me Durand, notaire à Paris. La mariée a peut-être du mal à avoir des enfants. Toujours est-il qu’elle n’a qu’un fils, né au bout de neuf ans, en 1827 et prénommé Adrien comme son père.
Président
On ne connaît rien de l’enfance et du cursus scolaire du jeune Adrien. Sans doute étudie-t-il le droit par tradition familiale. Mais il devient orphelin à 17 ans : Adrien Cuyret père meurt fin 1744, laissant à sa femme et à son fils une situation financière embarrassée. Le jeune Adrien devient propriétaire du domaine de Margency et de l’hôtel parisien. Il est mis en situation de trouver rapidement des ressources propres.
Lecteur
Il réussit à devenir gentilhomme ordinaire de la Chambre du Roi, sans doute en raison de la notoriété de son père en tant que greffier en chef au Châtelet. Cette fonction lui donne un rang important à la cour.
Lectrice
Le Gentilhomme ordinaire de la Chambre du Roi, en effet :
- Reçoit et porte les messages, lettres ou autres communications du Roi à Paris, en province et à l'étranger.
- Transmet les compliments ou condoléances du Roi aux grands seigneurs et princes étrangers.
- Notifie aux cours étrangères les naissances et les décès au sein de la Famille Royale.
- Porte les ordres du Roi aux parlements.
Lecteur
Mais n’oublions pas que sous l’ancien Régime, tous les postes administratifs s’achètent. Un des illustres prédécesseurs d’Adrien Cuyret, un certain Jean Racine, a reçu cette charge en 1690 à titre gracieux, en guise de récompense pour ses bons et loyaux services d’auteur dramatique. Mais c’est une exception. Le nouveau seigneur de Margency a dû s’endetter comme son père pour acquérir ce poste envié.
Président
C’est sans doute ce qui explique une anomalie historique : Adrien Cuyret ne va pas tarder à cumuler sa fonction de seigneur avec celle de syndic de la paroisse de Margency. Pour utiliser une image parlante, c’est comme si dans une entreprise, une personne était à la fois patron et délégué syndical. En tant que seigneur, en effet, Cuyret exerce sur les villageois la moyenne et basse justice (la haute justice revenant au prince de Condé). En qualité de syndic, il défend les intérêts de la communauté paroissiale.
Lectrice
La fonction de syndic a été créée par un édit de mars 1702 pour administrer les communautés rurales qui n’ont pas de maire comme dans les grandes villes. Le syndic est normalement désigné par les villageois. Il est chargé d’administrer la communauté, de prendre soin de ses affaires, de répondre pour elle, de régler les petits différends. C’est une fonction assimilée à celle de juge de paix. Le syndic peut être considéré comme l’ancêtre du maire en milieu rural sous l’Ancien Régime.
Lecteur
Il est notamment chargé de veiller à la répartition de l’impôt foncier et de percevoir la taille. C’est peut-être ce qui explique l’intérêt de Cuyret pour cette fonction, car tout percepteur d’impôt, sous l’ancien Régime, se rémunère sur les fonds qu’il récolte.
Lectrice
Toujours est-il que cette fonction de syndic va coller à la peau d’Adrien Cuyret, presque comme un sobriquet. C’est sous ce nom qu’on le trouve parfois dans les écrits de Rousseau ou de Madame d’Epinay. Gauffécourt va même jusqu’à l’appeler le Syndic des Galantins, en raison de ses aventures galantes.
Président
On est en droit de se demander comment Adrien Cuyret arrive à gérer son emploi du temps car la charge, normalement prenante, de gentilhomme ordinaire de la chambre du Roi le requiert à Versailles. Ses fonctions de seigneur et de syndic sont supposées l’accaparer à Margency. Il doit s’occuper de son hôtel parisien. Nous le verrons, dans quelques minutes, courir les salons philosophiques, taquiner la muse et fréquenter les belles. Et cerise sur le gâteau, il est connu pour ne pas être un bourreau de travail !
Lectrice
Madame d’Epinay dira en effet de lui : « Mon compagnon est d'une paresse qui engourdit à voir ». Son ami Desmahis le dira plus élégamment en vers :
« Vous, pour qui la paresse a des charmes si doux,
Qui si légèrement passez, dans tous vos goûts,
Du désir à la négligence ».
Président
Au-delà de ses occupations administratives à but alimentaire, Adrien Cuyret entend mener une carrière de poète et d’écrivain. Dans ce but, il se lie avec le parti philosophique incarné par Voltaire et les Encyclopédistes, tels que Grimm et d’Holbach. Il convient, à cet égard, de situer le contexte socio-politique au beau milieu du siècle, dit des Lumières.
Lecteur
La société intellectuelle française des années 1750 est polarisée en deux grands réseaux d'influence : le parti philosophique, progressiste et matérialiste, d'une part et le parti dévôt, conservateur, d'autre part, dont l'opposition, virulente, laisse des traces dans la littérature, la politique et les journaux de l'époque.
Lectrice
Le « parti philosophique » désigne globalement les intellectuels partisans du mouvement des Lumières. Ce « parti » est informel et ne correspond à aucune association instituée, ni à aucun organe politique proprement dit. C'est parce que de nombreux représentants de ce mouvement intellectuel ont collaboré à l’Enyclopédie que l'on parle également de parti encyclopédique.
Président
Adrien Cuyret voue une grande admiration à Voltaire et se lie d’amitié avec Grimm et le baron d’Holbach. Ses œuvres poétiques ne seront jamais réunies dans un opuscule. Mais elles trouvent place dans la Correspondance littéraire de Grimm.
Lectrice
Critique littéraire et surtout musical honorable, Grimm n’a cependant pas laissé de traces dans l’histoire de la littérature. Sa grande sociabilité, sa capacité à se situer intelligemment entre le monde des Lumières parisien et les cours éclairées d’Europe, mais aussi ses dons de séducteur, lui ont assuré une réussite que beaucoup jugent imméritée.
Lecteur
Je cite : « En réalité, sauf en musique où cet Allemand avait ses propres lumières, Frédéric Melchior Grimm était avant tout une habile éponge, qui sut assez bien pasticher le tour railleur de ses amis parisiens pour pouvoir briller dans les « compagnies » et épater les cours étrangères. »
Lectrice
Cette impression est très largement partagée par Rousseau, qui lui reproche de jouer au grand seigneur, de tutoyer insolemment ses domestiques, de leur jeter son argent à la tête, de se laver et de se baigner à l’excès, de se nettoyer les ongles plus qu’il ne convient à un citoyen libre, de remplir de céruse le creux de ses joues amaigries, à la façon d’une petite-maitresse ou d’une coquette surannée.
Président
Cela n’empêche pas Rousseau et Grimm de jouer ensemble de l'épinette, de passer des nuits entières à chanter des barcarolles italiennes, de s'asseoir de compagnie au parterre du Théâtre-Français. Ils sont inséparables. Souvent Grimm consent à partager le frugal repas de Jean-Jacques et de Thérèse Levasseur, dans le modeste taudis qu'ils occupent à l'hôtel du Languedoc, rue de Grenelle-Saint-Honoré.
Mais revenons à de Margency qui participe de bon cœur, non seulement aux travaux du parti philosophique, mais aux bons tours que les Encyclopédistes jouent aux membres du parti dévot. Il nous faut, sur ce point, évoquer l’affaire du curé de Mont-Chauvet.
Lectrice
Ce récit est tiré d’un article de Grimm en date du 15 août 1755, publié dans la Correspondance philosophique :
« Il y a longtemps que je cherche l'occasion de vous parler d'un phénomène littéraire qu'on n'a fait qu'apercevoir l'année passée, et qui méritait d'être mieux connu, surtout dans un pays où l'on aime tant à se réjouir, et où la plaisanterie a tant de droits à l'amusement du. public. Ce phénomène est une tragédie imprimée à Rouen, et dont on n'a jamais eu que trois ou quatre exemplaires à Paris. Elle est intitulée David et Bethsabée. Son auteur, M. l'abbé Petit est curé de Mont-Chauvet en basse Normandie ».
Lecteur
« On a fait croire au curé que Margency était poète de profession, et qu'il aurait en lui un dangereux concurrent. De sorte que, dès ce moment, il a conçu pour son prétendu rival une haine inexprimable. Après la lecture, ils eurent une dispute fort longue sur leur métier, et s'accablèrent réciproquement d'éloges. Tout cela finit par un défi. M. de Margency dit qu'il travaillait actuellement à la tragédie de Nabuchodonosor, sujet extrêmement difficile et délicat ; que si M. le curé voulait tenter le même sujet, on pourrait se rassembler à la huitaine, et ils apporteraient chacun la première scène de leur pièce, pour la soumettre au jugement de l'assemblée ».
Président
« Le curé promit ; mais, peu satisfait de ses censeurs, et effrayé peut-être du défi, il prit le parti de retourner au Mont-Chauvet, trois jours après cette séance. Cependant, notre ami Margency fit sa scène ; et ayant appris le départ inopiné du curé, il la lui a envoyée depuis, dans sa cure, avec une belle dédicace. Je vous fais présent de l'une et de l'autre : c'est une très bonne plaisanterie qui vous réjouira infiniment ».
Lectrice
« Épitre à M. l'abbé Petit, curé du Mont-Chauvet.
Corneille du Chauvet, rimeur alexandrin,
Crois-moi, laisse-les dire, et va toujours ton train,
Ne t'aperçois-tu pas, qu'envieux de ta gloire,
Tes ennemis font tout pour t'empêcher de boire
Au ruisseau d'Hypocrène où Sophocle buvait
Les chefs-d'œuvre qu'il fit, les beautés qu'il trouvait,
Presque semblable à lui, quand tu touches la rime,
Tu te sers du rabot, et jamais de la lime ».
Lecteur
Puis, il passe des vers à la prose : « Mon poétique cheval, Monsieur, qui se déferre en ce moment, m'oblige de descendre de la rime à la prose. Permettez-moi donc de vous dire en son langage, que votre immortelle et jolie pièce vous a fait bien des jaloux. (...)  Comme j'y touche aussi quelquefois, à cette poésie, permettez-moi de vous consulter sur une tragédie que j'ai entreprise, et dont je vous envoie une scène pour échantillon. Le sujet est le fameux Nabuchodonosor. Je suis bien étonné que ce grand homme ait échappé à tant de célèbres auteurs ».
Président
Cette tragédie burlesque ne verra évidemment jamais le jour. Mais cet épisode montre à quel point la correspondance littéraire s’attache à ridiculiser le parti dévot, et à ce moment-là, Cuyret s’y prête allègrement.
Lectrice
Préoccupé des choses de l’amour, Cuyret fournit les articles faveurs, fidélité et fleurette, au sixième tome ainsi que galanterie au septième tome de l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert (1758)
Lecteur
Le libraire parisien Briasson, l'un des éditeurs de L'Encyclopédie, dans une lettre adressée à Jean Forney, secrétaire de l’Académie prussienne, déclare :
« Dans le sixième tome de l'Encyclopédie, il y a plusieurs articles de M. de Margensy [Margency] sur des matières de morale [et] de galanterie. Ils sont très ingénieux, et même très philosophiques. On doit regretter qu'il n'ait pas commencé dès le premier volume. Mais il y aura certainement des suppléments » (Lettres adressées à Jean-Henri-Samuel Formey (1739-1770). Textes édités par Martin Fontius, Rolf Geissler et Jens Häseler, p. 201)
Président
De Grimm, passons rapidement au baron d’Holbach chez qui, selon Mme d’Epinay, « M. de Margency passe sa vie ».
Lecteur
Surnommé le « maître d'hôtel de la philosophie », il a l'habitude de réunir à sa table les grands philosophes de son temps. C’est dire à quel point Adrien Cuyret a fait le bon choix en fréquentant assiduement d’Holbach. Il se trouve dans un des cénacles les plus prestigieux du parti philosophique.
Lectrice
C’est par d’Holbach que M. de Margency va entrer en contact en 1757 avec Mme d’Epinay et revenir ainsi en Vallée de Montmorency, qu’il a quittée l’année suivante.
Président
Oui, il faut préciser que, poursuivi par des problèmes financiers, Adrien Cuyret a imaginé de louer son château de Margency. C’est ainsi que le couple de M. et Mme de Verdelin va s’installer dans ses murs pendant deux ans, en 1756, en attendant de trouver une propriété à acheter dans la région. Nous allons y revenir dans quelques instants. Il nous faut maintenant faire le point de la situation politique en France au début de 1757, pour éclairer l’entrée d’Adrien Cuyret dans le sillage de Mme d’Epinay.
Lectrice
La France, au printemps de 1757, en alliance avec l'Autriche, et en guerre avec Frédéric de Prusse, envoie en Westphalie une armée commandée par le maréchal d'Estrées. C’est ce qu’on appellera la guerre de sept ans. Le duc d'Orléans propose à Grimm de suivre le maréchal dans cette expédition en qualité de secrétaire. Ce dernier accepte : « Puisque j'ai adopté la France pour patrie, je dois la servir ». Mme d’Epinay se retrouve sans compagnon.
Lecteur
C’est alors que M. de Margency vient utilement combler un vide, en tout bien, tout honneur. Mme d’Epinay fait sa connaissace dans les conditions suivantes, relatées dans ses Mémoires :
Lectrice
« J'ai dîné aujourd'hui pour la première fois chez le baron d'Holbach. Le ton et la conversation de cette maison me plaisent infiniment. Sa femme est douce et honnête, je lui crois même beaucoup de finesse. L'on m'a présenté M. de Margency, qui est un homme âgé de trente ans, d'une santé faible, et qui passe sa vie chez le baron. Il est ami de M. Grimm et dans la plus grande intimité avec M. Desmahis. Tout ce qui est ami de M. Grimm, tous ceux qui s'intéressent à lui me deviennent nécessaires à connaître ». (Mémoires de Madame d’Epinay, p. 205)
Président
Adrien Cuyret, sans domicile fixe – du moins hors Paris - ne tarde donc pas à devenir un famillier du château de la Chevrette. Il voit dans cette installation l’opportunité de se rapprocher de Mme de Verdelin, qui habite son château de Margency et dont il est devenu l’amant.
Lecteur
Grimm ne voit pas d’inconvénient à ce que Adrien Cuyret vienne distraire sa compagne. Il lui écrit : « Vous pouvez tirer un très bon parti de Margency : il est aimable et amusant ».
Président
Le mot est lancé : Adrien Cuyret est amusant, il fait rire la Marquise. Mme d’Epinay évoque à plusieurs reprises cette jovialité dans ses Mémoires :
Lectrice
- « Pour Margency, il rit de tout ; ma mère et lui étaient fort drôles à entendre sur son chapitre »
- « Le Syndic cependant me fait rire ; mais qu'est-ce que c'est que rire, quand l'âme est triste ! Elle n'en est que plus mal à son aise, après cette convulsion ».
- « Lorsqu’il ne m’impatiente pas, il m’amuse et me fait rire ».
Lecteur
Invité permanent au château de la Chevrette, Cuyret sera témoin de tous les grands événements qui marqueront le fameux été de tous les dangers de l’année 1757. Il sera notamment témoin des amours de Jean-Jacques Rousseau et de Mme d’Houdetot et de la brouille entre Mme d’Epinay et son protégé.
C’est ainsi que de Margency accompagne la « mère aux ours » à Montmorency lors de la première visite que Mme d’Epinay effectue à l’Ermitage depuis que Rousseau y est installé (Les Confessions, chapitre X).
Président
Ce rôle en quelque sorte de « bouffon de la Reine », que joue M. de Margency, n’est pas sans incidence sur la qualité de la relation qu’il entretient avec la maîtresse des lieux. Adrien Cuyret comble un vide, mais sans répondre véritablement aux goûts profonds de Mme d’Epinay. Le portrait que cette dernière brosse de son compagnon du moment est sans pitié.
Lectrice
« J'ai bien remarqué dans Margency une de ces vérités communes, qui me frappent toujours comme si elle étaient neuves. C'est que l'esprit et le caractère se peignent dans les choses les plus indifférentes. Monsieur de Margency n'est que l'ébauche ou l'extrait de tout ce qui est agréable ; c'est un groupe de très bonnes petites choses. J'admirais tantôt le spectacle de la nature, je l'admirais en grand, les masses seules m'avaient frappée ; il ne s'arrêtait qu'aux détails. Je considérais la majesté du bois d'Epinay : il aurait volontiers compté les feuilles, il les examinait chacune en particulier. Si quelqu'une présentait une forme un peu bizarre, elle n'avait aucun droit à son admiration : voilà pourquoi il préfère sans balancer Racine à Corneille, l'opéra à la tragédie, et Grandisson à Clarisse ».
Président
Quelques mois plus tard, la relation entre ces deux êtres ressemble déjà à celle d’un vieux couple.
Lectrice
« J'aimais fort la société de M. de Margency, écrit Mme d’Epinay à Grimm, lorsque je le voyais de temps en temps à Paris ; mais du matin au soir, et tête à tête ! Je crois qu'il n'y a que vous au monde qui puissiez soutenir cette épreuve. Mon compagnon est d'une paresse qui engourdit à voir. Il n'a jamais un quart d'heure de suite la même volonté.
Veut-on causer, on ne trouve pas une idée dans cette tête, ou, dans d'autres moments, on en découvre une foule de si petites, si petites, qu'elles se perdent en l'air avant que d'arriver à votre oreille. II tient comme un diable à l'opinion du moment, qu'on est tout étonné de le voir abandonner le quart d'heure d'après, sans qu'on l'en prie.
Il commence trente choses à la fois, et n'en suit aucune. Il est toujours enchanté de ce qu'il va faire, et ennuyé de ce qu'il fait. Le morceau le plus sublime ne lui inspire que du dédain, s'il s'y trouve par malheur une expression qui blesse son oreille. Je suis sûre qu'il ne pardonnerait pas à la plus belle femme d'être coiffée de travers. Aussi a-t-il en aversion tout ce qui sent la province. Il ne manque ni de pénétration ni de finesse, mais je ne lui ai vu jamais saisir une chose fortement ni (ou) extraordinairement pensée... Ouf ! j'avais besoin de vous dire cela ».
Président
Mme d’Epinay termine ainsi son portrait :
Lectrice
« Je l'aime fort, mais je voudrais ou être seule, ou avoir quelqu'un qui liât et amalgamât ses manies avec les miennes, car j'en ai bien aussi. Vraiment, sans cette réflexion, je me serais peut-être déjà prise de grippe contre lui ».
Président
Le détachement d'avec Mme d'Epinay s'opérera insensiblement, sans rupture nette, pendant le voyage de Genève. Cuyret lui fait une visite, sans doute la dernière, au commencement de novembre 1759, un mois après son retour, et c'est à propos de quoi il écrit à Rousseau, le 9 janvier suivant :
Lecteur
« J'allai voir, il y a deux mois, votre ancienne infante, Mme d'Ëpinay. Je la trouvai parée comme la fiancée du roi de Garbe. Il y a longtemps que le charme est rompu. Elle me reçut comme si elle m’avait vu la veille, et je la traitai comme si je devais revenir le lendemain. Il est vrai que je n’y ai pas remis les pieds et que depuis, je n’ai entendu parler d’elle. (...). Mme de Verdelin prétendait que je n’échapperais pas à la baguette ; mais il y a longtemps que le charme est fini et que je ne crains plus (…) :
Je suis libre, Seigneur, et je veux toujours l’être ».
Président
Entre temps, Cuyret a aussi trouvé le moyen de se fâcher avec d’Holbach. C’est ce qu’écrit Grimm à Mme d’Epinay, fin 1757 ou début 1758, alors que la marquise se trouve à Genève. Lectrice
M. de Margency s’éloigne donc peu à peu de ce que Rousseau appelle la coterie holbachique. Il donne à la Correspondance philosophique, sa dernière poésie, très fugitive, en septembre 1758, vers pour une musette, dont Grimm a composé la musique.  
Président
Puisque vous évoquez Rousseau, il nous faut maintenant exposer quels sont ses liens avec M. de Margency.
Lecteur
Campons en effet le décor rousseauiste de cette époque et rappelons quelques dates. Rousseau s’installe à l’Ermitage le 9 avril 1756. Mme d’Houdetot emménage à Eaubonne au début du printemps 1757. Tous ces personnages fréquentent Mme d’Epinay qui réside pendant la belle saison au château de la Chevrette, à Deuil, depuis son mariage en 1745.
Lectrice
Rousseau évoque dans ses Confessions dans quelles circonstances il a connu et fréquenté Adrien Cuyret :
Lecteur
« M. de Margency, gentilhomme ordinaire du roi, ancien membre de la coterie holbachique, qu'il avait quittée ainsi que moi, et ancien ami de madame d'Épinay, dont il s'était détaché ainsi que moi (…) était mon voisin de campagne, sa terre de Margency étant près de Montmorency. Nous étions d'anciennes connaissances ; mais le voisinage et une certaine conformité d'expérience nous rapprochèrent davantage ».
Président
« Il y avait quelques années que (M. de Margency) avait loué (aux Verdelin) son château de Margency, près d'Eaubonne et d'Andilly, et ils y étaient précisément durant mes amours pour Mme d’Houdetot. Mme d’Houdetot et Mme de Verdelin se connaissaient par Mme d'Aubeterre, leur commune amie. Et comme le jardin de Margency était sur le passage de Mme d’Houdetot pour aller au mont Olympe, sa promenade favorite, Mme de Verdelin lui donna une clef pour passer ».
Lecteur
« À la faveur de cette clef, j'y passais souvent avec elle. Mais je n'aimais point les rencontres imprévues ; et quand Mme de Verdelin se trouvait par hasard sur notre passage, je les laissais ensemble sans lui rien dire, et j'allais toujours devant. Ce procédé peu galant n'avait pas dû me mettre en bon prédicament auprès d'elle ».
Lectrice
Rousseau et Cuyret ont l’occasion de se revoir de temps en temps pendant toute la période où ils fréquentent Mme d’Epinay au château de la Chevrette. Mais ils ne se reverront plus à partir du moment où « la mère aux ours » quittera Deuil pour Genève en décembre 1757. Cuyret, nous l’avons vu, ne dispose plus de son château de Margency et n’a donc plus d’attaches dans la vallée de Montmorency. Les deux personnages échangeront quelques courriers, qui montrent qu’ils se témoignent estime et respect.
Président
Rousseau semble en effet porter de l’attention à celui qu’il continuera à appeler M. de Margency. Nous verrons qu’il appuie la cause de ce dernier quand Mme de Verdelin lui demande conseil en vue d’un éventuel mariage.
Mais il est temps de faire davantage connaissance avec Mme de Verdelin, que nous avons évoquée à plusieurs reprises. Elle est mariée à un homme qui a 42 ans de plus qu’elle !
Lecteur
Rousseau, dans les Confessions, le décrit ainsi :
« Mlle d'Ars, fille du comte d'Ars, homme de condition, mais pauvre, avait épousé M. de Verdelin, vieux, laid, sourd, dur, brutal, jaloux, balafré, borgne, au demeurant bonhomme quand on savait le prendre, et possesseur de quinze à vingt mille livres de rentes auxquelles on la maria. Ce mignon jurant, criant, grondant, tempêtant et faisant pleurer sa femme toute la journée, finissait toujours par faire ce qu'elle voulait ; et cela pour la faire enrager, attendu qu'elle savait lui persuader que c'était lui qui le voulait et que c'était elle qui ne le voulait pas ».
Président
Le marquis de Verdelin emmène sa jeune femme à Paris et la conduit dans le monde brillant qui fréquente alors la cour de Versailles. Mme de Verdelin y paraît avec éclat, mais son âme, bonne et sensible, goûte médiocrement cette société d’intrigues et préfère le calme de la campagne. C’est ainsi qu’elle est amenée, en 1756, à profiter de l’occasion offerte par M. de Margency, sans doute rencontré à la Cour, d’habiter un des plus charmants villages de la Vallée de Montmorency.
Lecteur
Compte tenu du fait qu’ils ont à peu près le même âge et que M. de Verdelin est âgé (il a 70 ans), Adrien Cuyret et Madeleine de Brémond d’Ars, ne tardent pas être amants. La nouvelle ne tarde pas à parvenir aux oreilles de Mme d’Epinay, qui écrit à Grimm, début 1757 :
Lectrice
« M. de Margency n'habitait pas depuis huit jours la Chevrette que, grâce à son indiscrétion, chacun savait qu'il était l'amant de la marquise de Verdelin ! »
Président
Elle nous livre tous les détails de leur liaison :
Lectrice
« On dit qu'elle lui a résisté longtemps, car on n'ignore rien de ce qui les concerne. Je ne sais si vous avez ouï conter cette anecdote de leur roman, qui est singulière. Un jour que Margency la pressait sans succès et qu'elle le refusait  avec la plus grande fermeté, il eut recours à ce dépit simulé dont on ne craint les effets que lorsqu'il n'est pas fondé. « J'entends, madame, lui dit-il, vous ne m'aimez pas ».
Président
« Elle se mit à rire de ce propos comme d'une absurdité. Il le répéta du même ton et avec plus de violence encore. Elle le regarda avec étonnement, lui rappela les dangers auxquels elle s'exposerait, la jalousie de son mari, le mépris que ses parents, tous livrés à la dévotion, auraient pour elle, la dépendance où la tiendrait le besoin qu'ils auraient de leurs valets ».
Lecteur
Rien ne put calmer Margency. Elle se lève avec le plus grand sang-froid, le prend par la main, le mène dans son  cabinet :
Lectrice
« Eh bien ! monsieur, dit-elle, soyez heureux. » Il le fut, ou crut l'être ; et voilà tous les hommes ! Non, ils ne sont pas tous ainsi : il en existe de plus généreux ».
Président
Ces derniers mots sont une douceur adressée à Grimm, amant de Mme d’Epinay. Mme de Verdelin saura malgré tout, dit Sainte-Beuve, ne pas trop s'abandonner et observer assez exactement les convenances, tant que vivra son mari.
Cette liaison ne dit rien qui vaille à Mme d’Epinay, car M. de Margency lui semble peu empressé auprès de la marquise.
Lectrice
« On a tenté plusieurs fois, dit-on, de faire entendre à Mme de Verdelin que Margency la compromettait. Elle ne s'est jamais permis d'écouter la moindre plainte contre lui. Cela est bien beau, mais bien fou ! Sa sœur est sa confidente. Mais cette femme n’en est pas moins malheureuse. Elle a beau avoir fait son idole de Margency, lui offrir toutes ses peines comme à son Dieu, car son mari est un vieux borgne, infirme, vilain dans toute l'étendue du terme, jaloux et tyrannique, elle n'en est pas dédommagée. On prétend que Margency, en rendant justice au mérite de madame de Verdelin, n'en est cependant que faiblement épris. Néanmoins elle en paraît contente. Elle dit qu'elle l'aime pour lui, et que, pourvu qu'il soit heureux, elle ne désire rien. Ce sentiment est-il bien juste ? »
Président
Quittons quelques instants les amours d’Adrien Cuyret et de Madeleine Verdelin pour nous intéresser à la touchante amitié entre M. de Margency et M. Desmahis, qui fait irrésistiblement penser à celle de Montaigne et la Boétie, et que Rousseau présente de la façon suivante :
« M. de Margency, homme d'esprit, qui a toujours cultivé la littérature par amusement et par goût, était l'intime ami de M. Desmahis. Celui-ci le consultait sur ses ouvrages, et avait l'avantage de trouver en lui un censeur sincère et rigide » (Rousseau, Confessions).
Lecteur
Admis dans la société de Voltaire, Desmahis cultive, sous le patronage de ce grand homme, la poésie, vers laquelle il se sent entraîné par un penchant irrésistible. Voltaire, pour s'emparer, dans l'intérêt de sa popularité, de tous les jeunes gens qui donnent quelques espérances, les aide puissamment de son illustre patronage. C'est ainsi qu'il écrit à Desmahis :
Lectrice
« Vos jeunes mains cueillent des fleurs
Dont je n'ai plus que les épines ;
Vous dormez dessous les courtines
Et des Grâces et des neuf soeurs.
Je leur fais encor quelques mines ;
Mais vous possédez leurs faveurs ».
Président
C’est sans doute Desmahis qui entraîne son cadet de cinq ans dans le sillage du grand homme de lettres. Ils adressent sous leur deux noms une épître à Voltaire qui est un chef-d’oeuvre de flatterie et qui sera imprimée dans les œuvres complètes de M. Desmahis, éditée par M. Roubaud de Tresséol en 1778. Les deux compères s’adressent l’un à l’autre des épîtres, où perce une affectueuse amitié, mêlée d’admiration.
Lecteur
« Épître à M. de Margency, Gentilhomme ordinaire du Roi.
Toi dont l'amitié m'est chère,
Qui prenant tous les tons, fuyant tous les excès,
Nous offres, sous les mêmes traits,
La volupté riante et la sagesse austère ;
Dis-moi par quel secret avec les courtisans
Tu peux de la vertu garder le caractère ?
Par quel secret plus rare, au milieu des savants,
Tu conserves le don de plaire ? »
Lectrice
La Correspondance philosophique livre à ses lecteurs une épître tout aussi affectueuse de Margency à Desmahis, que nous n’avons pas le temps de citer. Les deux amis publient ensemble un récit qui reçoit bon accueil lors de sa parution, Le voyage d’Eponne (ou de Saint-Germain). Il arrive même que l’on attribue à l’un tel poème de l’autre, ainsi que l’écrit l’éditeur de Desmahis :
« On a attribué à M. Desmahis, dans les prétendues éditions de ses Œuvres, quelques petites pièces de vers qui appartiennent à M. de Margency : le Madrigal, L'Amour voulant donner une fête à sa mère; la Chanson, J'entends dans ces forêts; et les Vers sur un Bouquet, A ce bouquet charmant que pour toi l'on a fait ». (Pierre Roubaud de Tresséol. Oeuvres de M. Desmahis, 1778, vol. 2, p. 127)
Président
Bref, la symbiose entre les deux compères est totale. Ils écrivent tous les deux pour l’Encyclopédie et partagent les convictions du parti philosophique, connu pour son anticléricalisme, quand arrive un événement incroyable, comme un coup de tonnerre dans un ciel serein.
Lecteur
Cet événement nous est conté par Mme d’Epinay, dans ses Mémoires. Nous sommes en fin d’année 1760 :
Lectrice
« Depuis trois semaines, on voyait (M Desmahis) devenir de jour en jour plus mélancolique. Quelques accès de fièvre se sont joints à cette humeur noire, et sa tête en est restée affectée. Il est tombé tout à coup dans la dévotion la plus extrême ».
Président
Arrêtons-nous un moment sur cette notion de dévotion. On pourrait croire à une émouvante conversion, après une vie passée auprès de philosophes anticléricaux à brocarder la religion. Mais ce retour en grâce prend des aspects plutôt inquiétants pour sa santé psychique.
Lectrice
« Malheureusement pour lui, poursuit Mme d’Epinay, il voit continuellement l'enfer ouvert pour l'engloutir. Il est dévoré de remords. Il ne se croit en sûreté que lorsqu'il a son directeur (de conscience) à ses côtés. Il a brûlé tous ses écrits (heureusement, ce n’était qu’une menace). Mais ce qu'il y a de plus scandaleux dans cette prétendue réforme, c'est qu'il a rompu avec tous ses amis, et qu'il a fait une satire contre eux et nommément contre Diderot et contre Voltaire, comme le seul moyen, dit-il, d'expier sa vie passée ».
Président
Mme d’Epinay n’en croit pas ses oreilles. Elle raconte comment cet événement a surpris M. de Margency lui-même :
Lectrice
« Cette nouvelle nous a consternés. Elle a expliqué à M. de Margency le silence que Desmahis a gardé sur deux lettres qu'il a dû recevoir de lui : il ne le supposait pas malade. Il vient de lui écrire encore pour lui offrir d'aller s'enfermer avec lui ; car il se flatte, s'il accepte sa proposition, de ramener sa tête et de lui faire jeter au feu sa satire. Le marquis prétend qu'il en court déjà des fragments dans Paris. Il a fait entendre au Syndic, très honnêtement et avec cette finesse que vous lui connaissez, qu'il le croyait peu propre à prêcher la raison, et la philosophie ».
Président
Si nous nous attardons autant sur la maladie et la mort de Desmahis, c’est qu’elles ont eu sur la vie de M. de Margency et de Mme de Verdelin des conséquences incalculables. Mme d’Epinay poursuit son récit :
Lectrice
« Desmahis est fort mal. Il avait reçu le message de M. de Margency avec des transports de joie : il fit approcher le valet de chambre qui lui avait apporté la lettre, et lui demanda des nouvelles de son maître, où il était, ce qu'il devenait. Et ensuite il le renvoya, en lui recommandant de dire à son maître qu'il n'avait plus rien de commun avec lui, ni avec les gens du monde ; qu'il le priait de ne se souvenir de lui que pour prier Dieu de lui faire miséricorde ; qu'il le conjurait de profiter de son exemple, et de ne pas attendre si tard pour faire pénitence. Le pauvre Syndic n'a pu entendre le récit de son domestique, sans verser des larmes. Nous sommes tous consternés du sort de Desmahis, et de la direction que l'on a fait prendre à son esprit ».
Lecteur
Desmahis meurt le 25 Février 1761, laissant Cuyret désemparé. Ce dernier entreprend alors de promouvoir la vie et les oeuvres de son ami et publie dans le Journal encyclopédique du mois de juin suivant un émouvant éloge intitulé « Mémoire historique en forme de lettre au sujet de la mort & des ouvrages de Mr. Des Mahis » (paru dans le Journal encyclopédique, 1er Juin 1761, volume IV, part 2, p. 114-23).
Président
Dans un poème anonyme, publié par M. Pierre Roubaud de Tresséol (Les oeuvres de M. Desmahis : Publiées d'après manuscrits avec son éloge historique, volume 1, chez Humlot, 1778), mais qui ne n’a pu être écrit que par son ami intime, intitulé « Vers sur la mort de Desmahis », Adrien Cuyret exhale sa douleur d’une façon poignante :
Lecteur
« Tu meurs ! Dieu ! Quel objet pour un ami si tendre !
Quoi ! Celui que j'ai tant aimé  
N'est plus qu'un être inanimé,
Qui ne sent plus pour moi, qui ne peut plus m'entendre ».
Et il termine ainsi :
« Cette lyre pendante à ce triste rameau,
Fait ton éloge par ses pleurs,
Reconnaîtra peut-être à mes douleurs,
Un cœur aimé de toi, digne d'être aimé d'elle.
Du moins j'ai cet espoir, dans mon funeste sort,
De révérer après ta mort
Ton image dans ton modèle ».
Président
« Ton image dans ton modèle » : Adrien Cuyret ne croit pas si bien dire. Son imitation pour son ami mort, confit de dévotion, va prendre un tour qui ne manque pas d’affecter Mme de Verdelin.
Lectrice
Celle-ci s’en inquiète dans une lettre à Rousseau :
« Imaginez, mon bon voisin, que votre très aimable lettre est tombée entre les mains d'une créature qui n'existait plus (elle parle d’elle-même). Peignez-vous l'état d'une âme touchée au delà de toute expression, qui depuis sept ans ne vit, ne respire que pour un être qui était prêt à la sacrifier au fanatisme d'un dévot. La façon dont je vis avec M. de... (Margency) m'avait fait voir avec plaisir que la société de M. de Foncemagne, devenu très-pieux depuis la mort de sa femme, avait réveillé chez lui des idées de religion et de piété. Notre confiance était la même; les idées nouvelles, depuis plus d'un an, n'avaient pas apporté de gêne ; au contraire, nous étions plus heureux ».
Lecteur
Mme de Verdelin poursuit :
« À mon retour ici, je l'ai trouvé plus sérieux ; les soins qu'il rend à sa mère m'ont mis dans le cas de le voir peu, et presque toujours avec du monde. Enfin, son ami (Foncemagne) me dit qu'il devenait sublime et qu'il allait être entre les mains d'un grand faiseur ».
Lectrice
« Peu de jours après, l'ami nous ayant laissés seuls, je vis son visage prendre l'air austère, son esprit cherchant tous les lieux communs pour fournir à la conversation. Je lui demandai s'il souffrait : il me dit que non, en levant le siège. Je ne le rappelai pas, mon voisin, je n'en avais plus le courage. J'ai resté bien des jours occupée de lui cacher ma douleur, tant il m'était douloureux de troubler son âme ! À la fin, mon changement, ma santé, lui ont fait deviner ma frayeur. Soit pitié, soit amitié, on m'a promis de ne me pas fuir et de ne rien changer à notre façon de vivre. Je le verrai (sous-entendu : je ne ferai que le voir), c'est ma vie ».
Président
En tout état de cause, durant les deux ans qui suivent, Mme de Verdelin est absorbée par l’éducation de ses filles, mais surtout par la dégradation de la santé de son mari, dont elle s’occupe de façon exemplaire. Elle finit même par éprouver pour lui ce qu’elle appelle « de l’amitié ».
De son côté, M. de Margency a quitté définitivement la Vallée de Montmorency.
Lecteur
Oui, cette histoire est un peu triste. Poursuivi par les créanciers, Adrien Cuyret vend Margency à Nicolas-Lecteur Thévenin, receveur général et payeur des rentes de l'Hôtel-de-ville de Paris, et à Geneviève Martin, sa femme le 19 avril 1762, demeurant ensemble rue Neuve-des-Petits-Champs, 63 000 livres, dont 3 000 pour le mobilier. Tout cela, au grand dam de Mme de Verdelin, qui est intervenue à plusieurs reprises pour l’en dissuader.
Lectrice
Elle semble effectivement avoir gardé un bon souvenir de son séjour margencéen. En 1760, après l'achat de Soisy par les Verdelin, Cuyret a déjà parlé de vendre la seigneurie ; mais il s’est ravisé « sans doute, dit Auguste Rey, à cause du crève-cœur que ce projet fut pour son amie. Il l'abandonne, puis il y revient ; si bien que celle-ci, lasse de ces tergiversations à propos d'un parti qui, dit-elle, « la tue », finit par lui proposer elle-même un acquéreur, peut-être celui avec lequel il traitera » (Auguste Rey, Jean-Jacques Rousseau dans la vallée de Montmorency, 1909, p. 219)
Président
Auguste Rey ajoute : « Mme de Verdelin semble n'avoir vu en cela qu'un désir de rompre des relations que les nouveaux sentiments de piété de son amant condamnaient. Mais j'ajoute, comme indices nouveaux d'une diminution de la fortune de Margency, qu'il vendit sa charge de gentilhomme ordinaire de la chambre du roi, la même année, et qu'il avait été, quittant l'hôtel de son père, rue de la Sourdière, se reléguer au faubourg Saint-Jacques ».
Le marquis Bernard de Verdelin, de son côté, meurt le 27 décembre 1763. Sa veuve devient libre. Va-t-elle enfin pouvoir vivre avec son amant, Adrien Cuyret ?
Lecteur
En effet, après avoir respecté quelques mois le nécessaire délai de respect dû aux morts, M. de Margency offre à Mme de Verdelin de l’épouser au printemps 1764.
Président
Et quelle est la réponse de l’intéressée ?
Lectrice
Mme de Verdelin s’en ouvre à Jean-Jacques Rousseau, dans une lettre datée de Soisy, 6 avril 1764 :
« Vous avez assez d'amitié pour moi, j'espère, pour avoir pensé à ce qui résulterait de ma situation présente. Cet homme que vous connaissez, oubliant les armes qu'il m'a données contre lui m'a proposé de la changer. Tout a été employé pour me prouver que sa conduite avait été dictée par un excès d'amour, de délicatesse et d'honnêteté ; on sentait qu'on s'était pris gauchement, on a avoué tous les torts possibles. J'étais très disposée à les oublier ».
Président
Et alors ?
Lecteur
Oui, et alors, que dit la marquise ?
Lectrice
«… mais – (dans la vie, il y a souvent des mais) - ce que je dois à la fortune, à l'éducation de mes filles, m'a empêchée de mettre un sceau à mon pardon. J'ai très constamment répondu non, et comme ce non m'a fort coûté à dire, je me suis un peu hâtée de venir ici (à Soisy-sous-Montmorency), où je ne permets pas qu'on vienne me voir ».
Président
On doit reconnaître à Rousseau qu’il a tout fait pour plaider la cause de son ami de Margency. Dans sa réponse datée de Môtiers, le 13 mai 1764, il invite Mme de Verdelin à réfléchir à deux fois avant de refuser une pareille invitation. Nous allons en lire quelques extraits :
Lecteur
« L'article le plus important de votre dernière lettre en mérite une tout entière et fera l'unique sujet de celle-ci. Je parle des propositions qui vous ont fait hâter votre retraite à la campagne. La réponse négative que vous y avez faite et le motif qui vous l'a inspirée sont, comme tout ce que vous faites, marqués au coin de la sagesse et de la vertu ; mais je vous avoue, mon aimable voisine, que les jugements que vous portez sur la conduite de la personne (Margency) me paraissent bien sévères ; et je ne puis vous dissimuler que, sachant combien sincèrement il vous était attaché, loin de voir dans son éloignement un signe de tiédeur, j'y ai bien plutôt vu des scrupules d'un cœur qui croit avoir à se défier de lui-même ; et le genre de vie qu'il choisit à sa retraite montre assez ce qui l'y a déterminé ».
Président
« Pesez donc les choses en bonne mère, mais en personne libre. Consultez si bien votre cœur que vous fassiez leur avantage, mais sans vous rendre malheureuse ; car vous ne leur devez pas jusque-là. Après cela, si vous persistez dans vos refus, je vous en respecterai davantage. Mais, si vous cédez, je ne vous en estimerai pas moins ».
Mais Mme de Verdelin, reste inflexible. Voici sa réponse datée du 1er juin 1764 :
Lectrice
« Ne me croyez pas si injuste en soupçonnant M. de M... (Margency) de ne m'être que médiocrement attaché ; c'est de son aveu que je suis partie. Comme je ne crois pas qu'il faille une passion folle pour être heureux en ménage, je ne ferais pas moins mon bonheur de passer ma vie avec lui. Je suis sûre qu'il m'aimerait autant qu'il en est capable, parce que ma tendresse l'y forcerait. Mais je manquerais à la loi que je me suis imposée de tout faire pour mes enfants, aux promesses que j'ai faites à leur père, qui, dans ses derniers moments, n'a été occupé que d'eux. Il a trouvé le moyen de me rendre chères et respectables toutes ses volontés.
Je sens que si M. de M(argency) perdait sa mère, et que sa mauvaise santé et sa façon de vivre, qui peuvent éloigner toute autre de s'unir à lui, le mettaient dans le cas d'avoir besoin de mes soins, toutes mes résolutions céderaient, et il m'est doux de penser que vous ne m'en aimeriez pas moins. Ce que je puis vous assurer, mon voisin, c'est que mon bonheur personnel ne me décidera pas, je l'ai dit. Ainsi, et comme je ne trouve pas juste qu'on falsifie les choses qui plairaient et pourraient convenir, j'ai mis le docteur (nom qu’elle donne parfois à Margency) fort à son aise en lui montrant plus de courage et de raison que je n'en ai. S'il prend d'autres engagements, je le regretterai, mais vous seul le saurez ».
Lecteur
Dans cette même lettre, Mme de Verdelin signale que « M. de Margency vient d'acheter une maison près de Sceaux, où il passera l'été ».
Président
Mme de Verdelin commence peu à peu à s’habituer à sa vie de solitude et reste ferme sur sa position à l’égard de Cuyret. Elle écrit à Rousseau le 26 janvier 1765 :
Lectrice
« Je m'aperçois qu'on a de l'inquiétude sur l'éloignement qu'on me trouve pour l'attirail de la religion. On m'a déjà dit deux ou trois fois : « Nos goûts ne sont pas les mêmes ». Cela n'a pas changé, les miens. J'ai toujours des soins, de l'amitié, on s'éloigne sous des prétextes légers. Sur cela je ne changerai pas plus que sur mes autres goûts ; j'en suis un peu moins la maîtresse, je l'avoue. On a tort, mon voisin, de dire que les femmes ne savent pas vivre seules ; je m'habitue à passer huit jours sans voir que ma fille et son médecin ».
Président
Sa solitude sera de courte durée. Pour des raisons financières, et pour la bonne éducation de ses filles, elle s’installe, le 3 septembre 1765, dans l’abbaye de Penthemont, rue de Grenelle à Paris. Cet établissement a vocation à accueillir des jeunes filles de la haute société et à servir de lieu de retraite pour des dames de qualité. On y mène une vie sociale et culturelle active et les grilles, peu rébarbatives, s'entrouvent pour celles qui veulent se rendre à des activités dans « le monde ». Ce bâtiment abrite aujourd’hui le ministère des Anciens Combattants.
Comment M. de Margency prend-il la situation ?
Lecteur
Adrien Cuyret finit par s’accomoder de ce modus vivendi, d’autant que sa conversion ou reconversion religieuse lui a fait prendre de bonnes résolutions, au point que Mme de Verdelin l’appelle le saint homme. Témoin, la lettre qu’elle adresse à Rousseau le 3 décembre 1765, depuis l’abbaye de Penthemont.
Lectrice
« Je suis chargée de vous faire passer les vœux et les compliments de quelqu'un qui donnerait son bien et sa santé pour que vous crussiez comme lui. Il faut vous dire que cet honnête homme jouit de la plus jolie santé du monde et qu'il en sent bien le prix. Après avoir mal jugé de mes résolutions, il a fini par y souscrire. Je le vois quelquefois, c'est-à-dire tous les quinze jours, parce que, ne voulant pas dans ce moment-ci être sa femme, je veux encore moins que le public me croie sa maîtresse, et puis je ne veux pas non plus que mes filles voient chez moi des gens assidus. Elles sont très plaisantes avec le saint homme. Elles l'aiment beaucoup parce qu'il rit et jase avec elles tout le jour, car comme il loge fort loin, je lui permets d'arriver à onze heures. Il est vrai qu'il me quitte à quatre, parce qu'il ne peut aller qu'à pied, ce dont j'ai regret ».
Président
On voit à quel état de dénuement M. de Margency est arrivé : il n’a même plus de carrosse ou de berline pour circuler dans Paris !
Essayons maintenant de discerner pourquoi Mme de Verdelin ne veut pas épouser M. de Margency, malgré les conseils appuyés de Rousseau ?
Lectrice
On aurait tort de penser que Mme de Verdelin ne veut pas épouser Adrien Cuyret. Elle l’aime toujours, cela ne fait aucun doute, mais elle repousse le moment du mariage à ce qu’elle appelle « l’établissement de ses filles », c’est-à-dire, soit leur mariage, soit leur entrée au couvent.  (Lettre à Rousseau du 3 décembre 1765).
Président
Cette mise à l’épreuve est dure pour un homme amoureux. Pouvez-vous nous donner une idée du temps d’attente que cela représente ?
Lectrice
Mme de Verdelin nous l’indique dans une de ses lettres à Jean-Jacques Rousseau :
« D'ici à sept ou huit ans, mes filles seront en âge d'être établies ; mes parents m'aideront à leur trouver dans nos provinces des gens honnêtes et aisés. Je pourrai faire pour elles de bons établissements. En en faisant un pour moi, je me brouillerais avec tous, et mes filles en souffriraient ou du moins le croiraient. On m'a parlé ces jours-ci pour un homme qui a cent mille francs de rente, dont le nom est connu, qui donnerait à mes filles, attendu qu'il n'a pas d'enfants. Oh ! je me suis crue très dispensée de leur procurer cet avantage. Me voilà quitte avec elles. Je me garde bien de faire part de cette bonne fortune à M. de M..., ainsi qu'à mes proches, qui me croiraient folle de refuser, comme de vieilles amies prétendent que je le suis, de ne pas voir M. de M... chez moi. J'ai une aversion extrême pour tout ce qui a l'air ménage de contrebande ».
Président
7 à 8 ans d’attente, nous avons affaire à des délais quasi bibliques, si l’on a en mémoire le temps que Saül à imposé à David pour épouser sa fille (7 ans multiplié par 2) ! On ne m’ôtera pas de l’idée qu’il y a d’autres raisons pour retarder l’échéance !
Lecteur
Vous voyez juste. Il y a tout lieu de penser que la véritable raison est d’ordre religieux. Mme de Verdelin s’en ouvre à Rousseau dans une lettre en date du 12 avril 1766 :
Lectrice
« Cher voisin, soyez sûr qu'il est une chose immuable dans le monde, c'est mon amitié pour vous. Je le disais hier encore au saint de la rue Saint-Jacques qui, malgré sa cafarderie, vient causer avec moi ».
Président
Le mot cafarderie donne effectivement le ton. Pourtant, Mme de Verdelin est une bonne chrétienne. N’a-t-elle pas exprimé à Rousseau, le 9 février 1765, sa profession de foi en ces termes ? :
Lectrice
« Vous croyez peut-être que mon confesseur m'a tourmentée sur ma manière de penser ? Non ; il me demandait si je croyais, je répondis : « Je prie Dieu chaque jour que ma foi augmente, mais je ne suis pas assez téméraire pour faire des raisonnements. » Il me dit : « Vous avez raison, soumettez-vous, mais examinez bien la morale. Écoutez votre conscience, et Dieu vous aidera ».
Président
Mme de Verdelin a, en fait, « la foi du charbonnier ». Bonne chrétienne certes, mais sans plus. Elle finit par dévoiler à Rousseau ses craintes les plus profondes : elle trouve Margency trop dévot.
Lectrice
« (…) La dévotion me fait peur. Il a l'imagination chaude et le cœur froid. J'ai le soin d’éprouver tout cela ; car, enfin, il y a dix ans, je n'avais que la rivalité de madame d'Épinay, et elle me faisait moins de peur que celle de sainte Thérèse et tant d'autres avec qui je n'ai pas l'avantage d'être dans une société intime. Nous avons presque signé des articles de liberté : il ira au sermon et moi à la comédie ; mais, plaisanterie cessante, cela ne me plaît pas. Je l'aime assez pour le préférer à tous les plaisirs, mais je ne puis pas adopter les siens ; je bâille en y pensant » (Lettre à Rousseau du 12 avril 1766).
Président
Toujours est-il que, nos deux amis, puisqu’il faut bien les appeler ainsi désormais, continuent à se fréquenter durant quelques années. À vrai dire, on ne sait pas exactement pendant combien de temps, car après 1767, nous perdons complètement la trace de M. de Margency. Nous ne savons même pas quand et où il est mort. Peut-être a-t-il fini ses jours au couvent ? Les dernières traces qui nous restent de l’ancien seigneur de Margency sont tirées, en 1766 et 1767, de la correspondance de Mme de Verdelin et de Jean-Jacques Rousseau, laquelle se termine elle-même à cette période.
Lectrice
Lettre du 1er janvier 1766.
« Voilà une lettre du faubourg Saint-Jacques (le domicile de Cuyret,) où vous êtes pour moitié. Je vais y répondre. Il est triste. Cela me fait souffrir. Cependant, s'il m'aimait pour moi, il jouirait de mes procédés pour mes enfants ; il me saurait gré de lui en faire honneur. Il me semble qu'il serait plus doux d'attendre une femme honnête, quitte de ses devoirs, qui se donne, que de jouir des soins d'une femme qu'on entraîne et qui reste le cœur serré de ne les avoir pas remplis ».
Lettre de juillet 1766 :
« Je laisse ici quelqu'un qui m'a enfin persuadée qu'il était touché de mon absence, et qu'il avait quelque mérite à ne pas me suivre et à souscrire aux arrangements que je fais en faveur de mes filles. Je le vois aussi souvent que la plus austère bienséance le permet. Mes bamboches (ses filles) s'habituent à l'aimer ».
Lecteur
Elle quitte, le 13 février 1767, son appartement de Penthemont, que le duc d'Orléans a demandé pour sa fille. Elle s’installe dans une « petite maison », dont nous ignorons l’adresse. Elle tire de sa relation à de Margency la conclusion suivante, dans une des dernières lettres adressées à son « cher voisin » Rousseau, fin septembre :
Lectrice
« Il en est un que j'ai vu trois fois depuis neuf mois que j'habite cette maison et que ma fille est mourante. Les saints de nos jours n'aiment pas les objets tristes, je me le tiens pour dit, et, comme il me semble que mon étoile n'est pas gaie, je sens que j'ai bien fait de ne la pas lier à d'autres ».
Président
Si M. de Margency sort ainsi de notre paysage, il n’en est pas de même de Madame de Verdelin, que nous retrouverons le 7 février 2012 à la salle de l’Orangerie, à 20 h 30, comme « chère voisine » de Jean-Jacques Rousseau, à qui elle voue une tendre admiration, inégalement partagée par le philosophe génévois.