LES NOURRICES RURALES D’ENFANTS DES « BOURGEOIS » DE PARIS ET DE LA RÉGION PARISIENNE : DU BERCEAU À LA TOMBE



La mise en nourrice des enfants des « bourgeois » nés à Paris constitue un phénomène massif à l’époque de l’Ancien Régime. Le sujet est bien connu des historiens et des démographes. Il a fait l’objet d’une synthèse récente des données recueillies par ces historiens dans un ouvrage sur l’Histoire du Grand Paris de la Renaissance à la Révolution, écrit par des universitaires de Paris XIII. Mais il n’a pas fait l’objet d’une recherche de grande ampleur1. Nous prendrons trois exemples étudiés pour la vallée de Montmorency : Ermont, Saint-Prix et Taverny.


Les nourrices d’Ermont

André Vaquier2 a réalisé et mesuré, lors de l’étude des registres paroissiaux, l’ampleur de ce phénomène de mise en nourrice des enfants des villes, avec l’importance des taux de mortalité de beaucoup de ces enfants, pour la paroisse d’Ermont3.

Pour se procurer des ressources supplémentaires, la plupart des habitants prennent des enfants en nourrice. Pendant que le mari travaille aux champs, la femme s’occupe des enfants à la maison. Mais ils vivent dans des bouges bas dont toute espèce d’hygiène est bannie. Aussi la mortalité est-elle effrayante. Nous ne connaissons de ces enfants en nourrice que le nombre de ceux qui sont morts et dont le décès figure au registre paroissial. Nous en avons fait le compte : il s’élève, entre 1668 et 1789, à 244 décès enregistrés pendant cette période de 121 ans.

Sur ce nombre, près de 200 viennent de Paris4 (soit près de 81,96%) et appartiennent à toutes les classes de la société : des orfèvres (6), des maîtres à danser (2), des marchands de bas, de bois, de vin, d’huîtres ou de galons ; un cocher, un corroyeur, des épiciers, un marchand manchonnier, un libraire (René Guignard, rue de la Savaterie, 1674), un couvreur des bâtiments du roi (Claude Fresneau, 1672), un huissier priseur au Châtelet (Ravel, 1723) et bien d’autres, jusqu’à un conseiller au Parlement5.

Beaucoup sont dits « bourgeois de Paris », sans autre qualification.

Ces enfants en nourrice meurent en très bas âge : deux sont morts à deux jours, un à 3 jours, un à 4 jours, un à 7 jours, un à « quelques jours ». Les plus nombreux meurent à 4 mois (16) ou à 2 et 3 mois (10). Neuf sont morts à 2 ans et deux à 3 ans. Le plus âgé est mort à 7 ans. Aucun décès n’est enregistré de 3 à 7 ans, ce qui semblerait indiquer, quand ils ont la chance de ne pas mourir prématurément, qu’on les retire de bonne heure de nourrice.

Quand ils décèdent, selon l’heure, l’enterrement a lieu le jour même6 ou au plus tard le lendemain, en dehors de la présence des parents, qui ne sont même pas avertis du décès de leur enfant, mais en présence du père nourricier dont le nom est généralement donné. On peut ainsi se rendre compte du grand nombre de familles différentes ayant pris des enfants en nourrice. On trouve les noms des Daniel, des Beaulieu, des Barbonne, mélangés à ceux des Blanchet des Foy, des Huré, ou des Roussel, pour n’en citer que quelques uns7.

Celui qui détient le record des décès est assurément ce Brice Arnout8, chez qui décèdent douze enfants en nourrice de 1761 à 1772, dont 4 pour la seule année 1761.

Cette grande mortalité ne sévit pas seulement chez les enfants en nourrice, elle atteint aussi les enfants des habitants d’Ermont. De 1688 à 1788, pendant cet espace d’un siècle (après défalcation des enfants morts en nourrice), sur 1478 décès enregistrés, on en compte 841 d’enfants (soit 56,90 %) contre 637 d’adultes (soit 43,10 %).

Dans une étude démographique sur Châtillon, Béatrix de Buffévent relève qu’un cinquième des enfants meurent avant leur première année9. La proportion semble plus élevée pour Ermont, où l’on peut dire qu’au moins deux-cinquièmes des enfants meurent dans leur première année10.

Il ne faut pas seulement accuser de cette mortalité les conditions hygiéniques, le surpeuplement et la promiscuité dans les habitations inconfortables, souvent peu ou pas chauffées l’hiver, mais aussi et surtout, l’inexpérience des sages-femmes (quand il y en a) qui procèdent aux accouchements.

Beaucoup d’enfants sont mort-nés ou naissent « en péril de mort », d’où des ondoiements nombreux effectués par la sage-femme. Car celle-ci doit prêter serment11 et être agréée par l’autorité ecclésiastique, sous la surveillance de laquelle elle reste constamment et qui lui demande moins de connaissances obstétricales que de savoir administrer à propos le baptême. Elle est souvent ignorante et quelquefois, elle ne sait pas signer12.


Les nourrices de Saint-Prix

Le cas de la petite paroisse de Saint-Prix, situé dans la Vallée de Montmorency et peuplé d’environ 600 habitants au XVIIIe siècle13, permet de préciser le tableau14. Les registres de baptêmes font état de 1645 naissances entre 1700 et 1789. Dans le même temps, les actes de sépulture mentionnent 196 enfants décédés chez leurs parents nourriciers, dont 130 avant 1745 et 66 de cette date à la Révolution. Le nombre de nourrissons accueillis dans la paroisse est de toute évidence beaucoup plus élevé. Ce contingent, représentant 12 % du chiffre des naissances, est donc à considérer comme un strict minimum. Le fléchissement constaté au milieu du siècle indique à la fois une baisse du taux de mortalité infantile et un changement d’attitude des citadins.

L’allaitement mercenaire est désormais vivement dénoncé par les philosophes, en particulier par Jean-Jacques Rousseau dans l’Émile, en 1762, ce qui entraîne un ralentissement du mouvement de mise en nourrice à la campagne.

Les petits horsains fournissent près de 30 % des enfants de 0 à 15 ans décédés durant la période : 196 pour 677 natifs. Si leur taux de mortalité ne peut être calculé, il est probablement plus élevé que celui des seconds, qui s’établit à 41 % des naissances. La période la plus difficile de leur existence se situe durant la première année, car 98 d’entre eux, la moitié du total, ne passent pas le cap. Le 15 août 1737, par exemple, est inhumée Marie-Madeleine-Nicole Cottin, fille de Louis Cottin et de Marie-Marguerite-Françoise Dupont, bourgeois de Paris, habitant la paroisse Saint-Sulpice, décédée la veille chez le serrurier Claude Leblond, à l’âge de 10 mois. Le vicaire, le maître d’école et le père d’accueil assistent à l’enterrement. Il est possible que certains nourrissons demeurent assez longtemps au village. Les registres de décès mentionnent également 13 filles nettement plus âgées, mises en pension à la congrégation religieuse du Saint-Enfant-Jésus. Tel est le cas de Madeleine Vilain, fille de Denis Vilain et de Françoise Le Roux qui habitent Nanterre. Inhumée le 16 mars 1733, elle est morte la veille, à l’âge de 11 ans, chez la supérieure de la communauté.

Créé à la fin du XVIIIe siècle pour réglementer la pratique et pallier ses abus, un « bureau des nourrices » existe à Paris. De plus, une déclaration royale du 2 janvier 1715 interdit d’accueillir plus d’un enfant par famille. Les excès n’en sont pas moins nombreux.

Dans 79 cas, la cérémonie se déroule en la seule présence des bedeaux. Les prêtres habitués sont signalés à 65 reprises et le maître d’école en 37 occasions. Les géniteurs font très rarement le voyage : 21 fois sur 196 (10,71 %), soit une proportion d’un cas sur dix. Encore s’agit-il seulement du père en général, le nombre des mères présentes se limitant à deux (1,02 %).

Le 12 juillet 1712, Claude Deliles, officier, habitant la paroisse Saint-Sulpice à Paris, assiste à l’inhumation de son fils Pierre-Claude, décédé la veille, à 14 mois, chez le jardinier Jean Volant.

Les pères nourriciers sont 54 à participer à la cérémonie (27,55 %), à peine plus d’un sur quatre, alors qu’ils n’ont pas un long déplacement à faire, ce qui indique pour le moins un faible attachement à l’enfant. Le prénom de ce dernier n’est parfois même pas précisé sur l’acte de sépulture, comble d’indifférence dans un univers où le saint patron éponyme joue habituellement un grand rôle protecteur. Le 8 août 1766 est ainsi inhumé un bébé de sexe masculin dont le nom de famille est Marcel, fils de Charles-Antoine Marcel et de Thérèse Morain, habitant la paroisse Saint-Leu à Paris, décédé le jour même à l’âge de 3 mois chez le maçon Pierre Cordier. Seuls deux témoins, dont le maître d’école, sont présents.

La provenance des bébés est connue dans 172 cas : 130 viennent de la capitale (75,58 %), soit les trois quarts. Non seulement la Vallée de Montmorency jouit d’une réputation flatteuse en matière d’accueil de nourrissons, mais Paris ne se trouve qu’à une demi-journée de marche et des privilégiés ou des bourgeois y possèdent une « campagne », tel Charles-Bertrand de Lesseville, conseiller au parlement, seigneur de Saint-Prix15, dont l’un des enfants meurt le 7 avril 1720 en nourrice chez un berger du lieu. Absent du village, le père délègue son concierge et intendant, Louis Asse, pour assister à l’inhumation en compagnie d’un prêtre habitué.

Plus étonnant est le fait que près de 17 % des nourrissons, 29 en tout, viennent d’un village d’Île-de-France. La Vallée de Montmorency en fournit 17, dont 5 de Saint-Prix même, 4 de Saint-Leu, 2 de Margency, 2 de Montlignon, 1 d’Andilly, Eaubonne, Enghien ou Le Plessis-Bouchard. Des liens de parenté expliquent parfois le phénomène. Louis Baillet, fils du vitrier Louis Baillet, de Saint-Leu, meurt le 15 janvier 1713 chez le manouvrier Barthélémy Baillet. Ce dernier est son oncle et signe le lendemain l’acte de sépulture avec le père du défunt. Il en vient également 8 de paroisses rurales situées à proximité du centre de la capitale ou au nord de celle-ci : 2 sont nés à Saint-Germain, les autres ont respectivement été baptisés à Belloy, Épinay, Garges, Nanterre, Saint-Ouen et Montmartre. Le sud, l’est et l’ouest sont très peu concernés, avec 1 représentant par paroisse pour Fontainebleau, Ivry, Auteuil et Aubervilliers.

La qualité et la profession des parents méritent d’être considérées, pour tenter d’approcher leurs motivations. Un bon quart des actes ne portent pas l’information. Sur les 143 indications utilisables, les artisans et métiers assimilés, y compris ceux du bâtiment, sont les plus nombreux avec 32 % du total, suivis par les marchands et commerçants, avec 28 %. Loin derrière viennent 12 % de personnes qualifiées de « bourgeois », 11 % de militaires, 8 % de gens qui occupent une position administrative, 6 % de domestiques et enfin 3 % de cultivateurs.

L’absence des plus riches notables et des pauvres se comprend, car la grande bourgeoisie ou la noblesse utilisent plutôt des nourrices à domicile, tandis que les masses besogneuses n’ont pas les moyens de s’offrir un tel service. Les nourrissons amenés à Saint-Prix sont surtout issus de groupes sociaux assez aisés et de milieux professionnels où la femme travaille, notamment le monde de la boutique ou de l’artisanat et en particulier le secteur de l’alimentation. Les bébés provenant du monde rural environnant ne sont que très rarement issus de familles d’agriculteurs. En la matière, l’ombre de Paris s’étend à certains de ceux qui tiennent des positions commerciales et artisanales au village, mais ne paraît guère s’imposer aux paysans proprement dits, même s’ils en ont la possibilité financière.

Du côté des familles d’accueil, le statut de 110 pères nourriciers sur 196 est connu (56,12 %). Même s’il convient de conserver de la prudence dans l’interprétation, puisque près de la moitié du contingent demeure inconnue, la ventilation est parlante. Elle comprend 47 % d’agriculteurs (dont 31 % de vignerons et 4 % de bûcherons) et 45 % d’artisans ou assimilés (parmi lesquels les métiers du bâtiment, majoritairement représentés par des maçons, atteignent 21 %). Pour le reste, un seul commerçant est signalé.

De toute évidence, ceux qui accueillent des enfants en nourrice sont plutôt pauvres ou peu nantis. Ils ont impérativement besoin d’un tel revenu complémentaire. Certains couples renouvellent l’expérience autant de fois qu’il leur est possible, après chaque accouchement de l’épouse.

Quatre nourrissons décèdent ainsi chez le vigneron Jean Rousselet de 1767 à 1775, plusieurs autres meurent au logis du tisserand Jean-Baptiste Gaubert de 1712 à 1725. De même, entre 1733 et 1763, quatre petits placés chez le bûcheron Louis Michel sont successivement inhumés le 28 juillet 1733, le 30 septembre 1750, le 20 juillet 1759 et le 18 avril 1763.

La femme du personnage accouche effectivement de quatre bébés, qui sont respectivement baptisés le 29 octobre 1733, le 29 mai 1749, le 7 juin 1759 et le 21 août 1762. Mais des anomalies sont visibles en comparant les dates, sachant que les baptêmes interviennent très rapidement après la naissance. En 1733, la mère nourricière est enceinte, à trois mois du terme, quand meure le petit étranger qu’elle est censée allaiter. En 1750, la disparition du nourrisson venu d’ailleurs se situe quatorze mois après son accouchement, ce qui pourrait indiquer un sevrage difficile ou un affaiblissement de la victime face aux maladies, faute d’être nourri au sein. Les deux derniers décès paraissent plus normaux, car ils surviennent six semaines et huit mois après le baptême du dernier enfant connu. Le moins que l’on puisse dire est que les arrivants n’ont pas eu beaucoup de chance en tombant dans une telle famille16


Les nourrices de Taverny

Francis Arzalier17 a également réalisé l’étude des registres paroissiaux de Taverny. Il constate également une très forte mortalité des enfants mis en nourrice durant la période de l’Ancien Régime18.

Ces registres paroissiaux, étudiés systématiquement de 1750 à 1792, malgré, donc, une certaine imprécision, permettent de tenter une approche quantitative : sur l’ensemble de la période, il meurt 351 enfants en nourrice pour 490 enfants du village. Certaines années, leur nombre est plus élevé que celui des enfants d’origine locale. Chaque poussée épidémique les touche de plein fouet, et peut-être eux d’abord. Les nourrissons éliminés au cours de leur première année de vie, forment un peu plus de la moitié du total des décès parmi eux.

Cette « surmortalité » du premier âge s’explique aisément par les conditions éprouvantes du transport des enfants en nourrice depuis Paris, quelques jours après leur naissance. Nous en avons trouvé, nous dit-il, une description très réaliste dans une lettre rédigée le 23 février 1788 par le curé de Clermont-de-l’Oise, en réponse à une enquête lancée par le duc de La Rochefoucault-Liancourt, dans ses domaines19.

Il explique que dans les sept villages autour de Clermont, les chiffres des décès sont gonflés, car

« Si les Parisiens meurent en nourrice, les campagnards vont mourir à Paris, mais ces derniers ne sortent que dans un âge où ils sont fermes et vigoureux, au contraire il ne sort de la capitale que des enfants du plus bas âge. L’échange est d’autant plus inégal que les émigrants de la campagne restent à Paris, tandis que les petits Parisiens ne restent à la campagne que pendant le temps le plus critique de la vie, et qu’ils retournent à Paris lorsqu’ils ne meurent pas en nourrice… ».


Et il développe ensuite une description sans complaisance :

« … Il doit mourir beaucoup plus d’enfants étrangers, proportion gardée, pour plusieurs raisons, relatives aux enfants de Paris :

1° Leur père et mère sont souvent malsains,

2° Dès l’instant de leur naissance, ils sont, n’importe en quelle saison, envoyés au loin par des charrettes, où ils ressentent, outre les cahots, l’impression de l’air, de la pluie, de la neige, grêle, gelées, et beaucoup succombent à cette épreuve,

3° Ces enfants sont livrés à des femmes mercenaires qui ne connaissent pas et ne sont pas connues de leurs parents. Ces personnes ne sont vues que le jour où l’enfant a été livré. Elles ne se revoient que quand l’enfant est rendu. Il n’y a aucune relation entre elles ; un voiturier, meneur de nourrices, apporte chaque mois le salaire, et, de temps à autre, quelques linges et vêtements pour lesquels les parents tracassent la nourrice, du reste celle-ci n’est surveillée par personne.

4° Les nourrices ont intérêt à que ces enfants meurent. Elles ont le bénéfice du baptême, celui du premier mois, la layette en tout ou en partie, et autres profits semblables, après quoi elles retournent à Paris, chercher une autre victime de leur cupidité.

5° Lorsqu’une paysanne allaite son enfant en même temps qu’un étranger, la préférence est due au premier, soit pour les soins ou pour la nourriture.

Enfin, le même lait qui convient au fils et lui profite, est trop fort et trop nourrissant pour un avorton parisien… ».


Cette diatribe éclaire en effet bien des choses, et on peut la juger recevable aussi pour la vallée de Montmorency ; avec toutefois le correctif que le trajet tue moins, car il est moins long ; et aussi en négligeant la croyance en un lait de paysanne « trop fort » pour un « avorton » urbain, qui n’est là que pour faire bonne mesure.

La provenance des enfants est essentiellement parisienne : sur 412 indiqués, 366 viennent de la capitale, soit 89 %. Les 11 % restants se répartissent en saupoudrage sur une large zone comprise entre Taverny et Paris : 15 en vallée de Montmorency elle-même (3,6 %, dont 4 à Deuil, 2 à Anguien, Sannois, Saint-Leu et Saint-Prix, 1 à Andilly, Franconville et Herblay), 3 à Argenteuil (0,7 %), 6 (1,5 %) en Pays de France (Garges, Luzarches, Arnouville, Domont, Ézanville, Gonesse). 14 (3,4 %) s’éparpillent dans les villages du nord de Paris (Chaillot 2, Clignancourt 1, Neuilly 1, Puteaux 1, Clichy 1, Nanterre 1, Saint-Ouen 2, Saint-Germain 2, Saint-Denis 2 et Pierrefitte 1). L’est de Paris est peu touché (Belleville 1, Pantin 1, Montreuil 1, Aubervilliers 2, Nogent-sur-Marne 1, Vitry 1, soit 1,7 %).

La profession, le niveau social des parents des nourrissons décédés, sont souvent donnés de façon fragmentaire ou discutable dans les registres paroissiaux. De 1750 à 1792, dans le corpus déjà considéré, seules 306 indications sont utilisables, ce qui élimine plus du quart des enfants décédés.

Sur cet ensemble limité, 32 % des parents sont dits « bourgeois ». S’y ajoute un fort groupe de parents aisés – légistes, intellectuels, Marquise, fermier, seigneur roturier (7 % du total).

Les marchands et artisans forment 51 % du total, donc le groupe essentiel. On trouve aussi parmi les parents de nourrissons quelques gagne-deniers de la capitale (1 %), quelques domestiques (6 %) et même quelques enfants de vignerons de la région (3 %). Rien d’étonnant, à l’inverse, à l’absence presque totale de la grande bourgeoisie et de la noblesse, qui utilisent des nourrices à domicile.

Pour 201 décès de nourrissons de 1763 à 1793, on relève 97 noms de pères nourriciers différents (chiffre légèrement inférieur à la réalité, car père et fils peuvent avoir le même prénom).

On peut en déduire qu’à l’occasion d’une grossesse, une bonne partie des couples du village prend en charge un nourrisson parisien. On voit même sur le tableau, comment certains couples réitèrent l’expérience avec assiduité, en profitant d’accouchements rapprochés (Pierre Colin, 4 décès en 8 ans ; François Douy, Pascal Mazard, 3 décès en 5 ans, etc.). Parfois la veuve, qu’on peut supposer sans ressources à la mort du père nourricier, a continué après sa disparition. Il semble possible de conclure que de nombreuses femmes du village ont élevé plusieurs nourrissons successifs, car tous ne sont certes pas morts. Parfois même, l’activité nourricière tourne à l’industrie, comme dans le cas particulier du vigneron Jean Colin : en 14 ans, 32 cercueils de nourrissons sortent de chez lui ! Après la mort de Jean Colin, sa veuve enterre encore 3 enfants en nourrice, avant de rendre, si l’on peut dire, son tablier. Cette hécatombe n’a qu’une explication physiologiquement possible : un cheptel de nourrissons nombreux, pour lequel devaient être mises à contribution plusieurs générations de poitrines féminines de la mère aux filles, en passant par les belles-filles éventuelles et, ceci entraînant cela, un manque à peu près total de soins.

Il est d’ailleurs frappant de noter sur les actes de décès une constante : sur l’ensemble de la période de 1750-1792, l’inhumation de l’enfant se fait presque toujours en présence du seul père nourricier, avec le curé. Jamais les géniteurs n’ont fait le voyage depuis Paris. Ces conditions, qui serrent un peu le cœur, amènent même à se demander si, dans certains cas, la mise en nourrice n’était pas, pour certains, une forme déguisée d’abandon, voire un succédané d’infanticide.

L’importance du nourrissage dans la vallée est un des symptômes des difficultés à vivre pour beaucoup de vignerons, à la veille de la Révolution.

En 1755, la paroisse de Taverny regroupe 253 feux, soit (feu estimé à 4 personnes) environ 1012 habitants.

De 1755 à 1788 inclus, Taverny connaît un excédent de 339 naissances sur les décès (nourrissons extérieurs exclus). En 1778, le village devrait donc compter 1351 habitants. En fait, il n’atteint que 306 feux, soit 1224 habitants20.


Gérard Ducoeur,

août 2009.


Bibliographie


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Rey (A.), L’école et la population de Saint-Prix depuis 1668, SHP, Paris, 1879, 26 p.

Vaquier (A.), La population, in Ermont des origines à la Révolution, SHAPVOV, Pontoise, 1965, 235p.

Vaquier (A.), Le premier registre paroissial de l’état-civil d’Ermont (1558-1577), imp. Persan-Beaumont, SHAAPV, 1962, 48 p.



Publié sur le site de Valmorency (Association pour la promotion de l’histoire et du patrimoine de la Vallée de Montmorency) : www.valmorency.fr

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1 Muchembled (R.), Nourrices rurales pour enfants des villes, En marche vers la Révolution, in Muchembled (R.), Bennezon (H.), Michel (M.-J.), (sous la dir.), Histoire du Grand Paris, de la Renaissance à la Révolution, Perrin, 2009, p. 336-343.

2 Vaquier (A.), La population, in Ermont des origines à la Révolution, SHAPVOV, Pontoise, 1965, p. 146-147.

3 Ermont : 100 feux en 1713, 137 feux en 1787, 514 habitants en 1790, selon Dupaquier (J.), (sous la dir.), Paroisses et Communes de France, Dictionnaire d’histoire administrative et démographique, Région Parisienne, éd. CNRS, Paris, 1974, p. 496.

4 Pour les autres, nous avons noté les origines suivantes : Argenteuil (6), Saint-Denis (3), Eaubonne (2) et Andely, Aubervilliers, Deuil, Franconville, Gennevilliers, Meudon, Montmorency, Plessis-Bouchard, Seez, Soisy, Vertus, Vincennes (Dubigny, jardinier du château de), chacun un.

5 Goilard (Anne-Charles de), marié en secondes noces à Louise-Marguerite Patu, fille de Philippe, conseiller à la cour des Aides, dont l’enfant, Anne-Marguerite, décéda le 30 janvier 1722, âgée de onze mois et fut inhumée le 31 dans l’église Saint-Flaive et Saint-Etienne d’Ermont.

6 Ainsi, le 20 septembre 1755, est inhumée Marie-Josèphe-Eléonore Berny, fille du sr Pierre-Jean-Paul Berny de Nogent, chevalier romain, demeurant à Paris, « morte de ce matin, chez Marc-Antoine Derondelle, son père nourricier, âgée de trois mois ». (Arch. mun. d’Ermont, E 110 ).

7 Nous n’avons trouvé aucun enfant en nourrice chez un Duchesne. Derondel n’apparaît que deux fois, en 1755 et en 1766, chez Marc-Antoine. (Cf. ci-dessus note 5.)

8 Brice Arnout n’apparaît que sur le rôle de taille pour 1755, comme entrant, où il est qualifié de berger et taxé à 3 livres. En 1756, il est dit cabaretier, taxé à 4 livres et en 1758 comme faisant commerce et taxé de 6 livres. En 1762, il est aussi à 6 livres comme faisant négoce, pour une maison et 80 perches de terre à loyer.

9 Buffévent (B. de), La population de Châtillon-sous-Bagneux de 1715 à 1789, d’après les registres paroissiaux, in Paris et Ile-de-France, Mémoires FSHAPIDF, t. 10, 1959, p. 175.

10 Par exemple, en 1739, sur 22 enfants d’Ermont décédés (enfants en nourrice exclus), 10 sont morts à moins d’un an. En 1740 sur 27 décès d’enfants d’Ermont (toujours enfants en nourrice exclus), 15 sont morts à moins d’un an.

11 Les registres paroissiaux d’Ermont ne comportent pas, comme cela devrait être, de serment de sage-femme.

12 Vaquier (A.), op. cit., p. 146-147.

13 Saint-Prix : 117 feux en 1713, 105 feux en 1720, 515 habitants en 1790, selon Dupaquier (J.), (sous la dir.), Paroisses et Communes de France, Dictionnaire d’histoire administrative et démographique, Région Parisienne, éd. CNRS, Paris, 1974, p. 598.

Saint-Prix : 105 feux soit 525 habitants en 1709, selon Rey (A.), L’école et la population de Saint-Prix depuis 1668, SHP, Paris, 1879, p. 20-21.

14 Guérin (N.), Ouverture ou autarcie du village de Saint-Prix au XVIIIe siècle ?, mémoire de maîtrise sous la direction de M.-J. Michel, 2001, 273 p., p. 186-205.

15 Rey (A.), Le château de Leumont, d’après les mémoires inédits de J. N. Dufort, introducteur des ambassadeurs (1739-1765), Paris, éd. Champion, 1884, 142 p., 1 plan du domaine de Leumont en 1744.

16 Muchembled (R.), op. cit., p. 337-343.

17 Arzalier (F.), Du berceau à la tombe, in Des villages dans l’histoire, vallée de Montmorency (1750 à 1914), éd. Pr.Univ. Septentrion , Lille, 1996, 340 p., p. 55-62 et en particulier p. 59-62 pour Taverny.

18 Taverny : 253 feux en 1755, 306 feux en 1788, 1287 habitants en 1790, cité par Arzalier (F.), op. cit., p. 55.

19 Arch. de l’Oise, série J, fonds Liancourt.

20 Arzalier (F.), op. cit., p. 59-62.