L’ÉNIGME DE L’ENSEIGNE DE l’AUBERGE DU CHEVAL BLANC À MONTMORENCY 


L’auberge du Cheval blanc1, située sur l’ancienne place du Marché, aujourd’hui place Roger-Levanneur, est connue pour son enseigne, dont l’exécution serait due, selon la tradition, à Gérard et Isabey, chacun peignant une des faces de la pièce de bois. Nous verrons que les faits sont plus complexes que ne le laisse entendre la légende.


Comment rapporte-t-on aujourd’hui cette histoire ? (extrait du site Internet de la ville de Montmorency) :

« À l’angle de la rue de Pontoise, le café-restaurant « Au Cheval Blanc », dont l’origine remonte à 1739, est surmonté d’une enseigne dont l’original (actuellement au musée Jean-Jacques-Rousseau) est l’œuvre des peintres Gérard et Isabey qui, sous le règne de Louis-Philippe, s’acquittèrent ainsi des dettes qu’ils avaient contractées auprès de l’aubergiste ».

En réalité, la date elle-même de l’événement et les circonstances de l’exécution de l’œuvre – ou plutôt des œuvres, car il y en a eu plusieurs - font l’objet de plusieurs récits, plus ou moins cohérents entre eux.


Le récit « fondateur » de Charles Lefeuve

Rapporté en 1856, soit près de 65 ans après la date présumée de l’anecdote, le récit de Charles Lefeuve est le plus connu du grand public. Il a été repris ensuite par un certain nombre de guides touristiques (dont celui de Joanne, sur les Environs de Paris) et par les derniers propriétaires de l’auberge, depuis Barré.

« La renommée du Cheval blanc ne date pas seulement d’un jour que cinq ou six jeunes gens, entre autres Isabey et Gérard2, y ont passé vers 1792. À cette visite, seulement, remonte la consécration purement artistique de la réputation d’une maison qui avait déjà pris des proportions assez considérables. Comme cette aventure a été racontée de diverses manières, nous allons rapporter les faits tels qu’ils se sont passés. C’était sous Leduc II. Nos cinq ou six jeunes gens, au surplus coutumiers du fait, avaient passé quinze jours dans la maison, et leur carte à payer s’élevait à 1800 fr.

- Tu nous sales, dit Gérard au père Leduc, deuxième du nom. Oublies-tu donc que nous sommes la jeune France ? (Gérard et Isabey, d’immortelle mémoire, ne se doutaient pas encore qu’on les traiterait un jour de perruques3 en matière d’art !)

Les éminents artistes finissent par obtenir un rabais de cent écus sur la note totale, en demandant deux planches pour y peindre une enseigne.

- Ton cheval blanc, poursuivent-ils, n’était pas même une enseigne peinte, nous allons justifier l’invocation écrite qu’a prise ta maison.

Le Cheval blanc de Gérard a été refait par lui seul en 1815. Louis-Philippe, duc d’Orléans, a visité alors l’atelier du grand peintre, et il a demandé à soulever le rideau qui cachait une toile inédite. Gérard s’est opposé à ce que le prince eût les prémices de cette oeuvre populaire.

- Ce tableau, monseigneur, dit-il, a été fait, il est vrai, pour un duc, pour celui de Montmorency.

- En ce cas, répond le prince avec la meilleure grâce du monde, j’assisterai chez Leduc à l’inauguration qui en sera faite.

Henri Leduc, second fils et troisième enfant de Mme veuve Leduc, qui a longtemps tenu le Cheval blanc pendant un interrègne, avant de vivre de ses rentes, est le filleul de la baronne Gérard. Lorsqu’il a pris les rênes de la maison actuelle, il a acheté l’enseigne à la succession paternelle. On lui en a offert depuis, mais en vain, 12 000 francs »4.

Selon cette version, la première enseigne daterait donc de 1792 (et non du règne de Louis-Philippe, qui a gouverné de 1830 à 1848). On n’y trouve aucune trace du recto-verso soi-disant exécuté en duo par Gérard et Isabey. En fait, les deux peintres ne sont pas tout seuls, mais en groupe. La note n’a pas été payée en totalité par la prestation des peintres. Ils ont seulement obtenu un rabais.


Les souvenirs de Cornot Cussy

Ferdinand de Cornot, baron de Cussy, nous apporte des précisions de première main, car directement recueillies de la bouche de Gérard :

« Du temps où je servais aux gardes du corps, Gérard m’emmena en compagnie de quelques amis dans la forêt de Montmorency. Nous dînâmes chez le sieur Le Duc, aubergiste-restaurateur, à l'enseigne du Cheval blanc, sur la grande place où se tiennent les ânes qui transportent promeneurs et promeneuses à travers les mille sentiers de la forêt. Cette enseigne d'auberge était un des souvenirs favoris de Gérard. Quelque dix ans auparavant, Gérard, faisant une excursion à Montmorency avec ses amis Gros5 et Isabey, s'était arrêté pour déjeuner à l'auberge du sieur Le Duc. À la fin du repas, Le Duc s'approche, le bonnet à la main, et dit à ses hôtes :

- Excusez, messieurs, mais vous pouvez me rendre un grand service. Mon enseigne du Cheval blanc tombe en pièces, tant elle est vieille. Est-ce que vous ne voudriez pas, comme paiement de votre repas, m'en faire une, car j'ai bien reconnu à vos discours que vous êtes de jeunes barbouilleurs.

Les trois amis rient beaucoup de la requête et de l'épithète. Ils tirent au sort, et c'est Gérard à qui échoit l'honneur de combler les vœux du sieur Le Duc. Gros et Isabey partent pour la forêt. Gérard reste à l’auberge et produit en quelques heures un magnifique cheval blanc. L'aubergiste commença par faire la moue, trouvant que le cheval n'était pas assez grand, que le barbouilleur avait ménagé ses couleurs, et que cela ne le payait point de son écot. Quelques jours plus tard, quand le sieur Le Duc sut de quel pinceau sortait sa nouvelle enseigne, il eut vite fait de changer d’avis. Il ne put se décider à suspendre son cheval blanc exposé à toutes les injures de la température. Et l’enseigne ne paraît plus que sous un ciel pur, et les jours de fête. Pour les autres jours, le sieur Le Duc a fait exécuter une copie par un vrai barbouilleur de la contrée »6.

Cette version ne nous laisse plus qu’avec trois « barbouilleurs », et non des moindres, en introduisant le nom de Gros. Il n’est plus question de réduire le montant de la note, mais de rendre un service.


La notice de voyages sur Montmorency de 1823

Un guide touristique publié sous Charles X, dont l’auteur est anonyme, introduit Isabey, présenté comme le leader du groupe de peintre et comme co-auteur de l’enseigne :

« Un objet qui attire à Montmorency les regards de tous les amateurs est l’enseigne de l’aubergiste Leduc (surnommé le duc de Montmorency). On raconte à ce sujet une anecdote plaisante. Le père de l'aubergiste actuel, homme simple et estimable, qui a fondé cette excellente auberge, apprenant qu'il possédait chez lui un peintre que quelques études du paysage, où quelques journées de plaisir y avaient retenu, résolut de lui demander une enseigne. Il imagina que rien n'était plus naturel et plus juste que de faire gagner la vie à un artiste avec lequel il gagnait la sienne. Il alla franchement lui proposer de lui donner ce qu'il appelait la préférence7. Or ce peintre était l'auteur de Psyché et de Bélisaire8, le célèbre Gérard. Il accueillit cette cordialité. Le cheval achevé, le grand peintre fut prié d'en déterminer le prix et il eut beau s'excuser sur ce qu'il était payé d'avance par les bons soins qu’on avait toujours eus de lui dans cette maison, le père Leduc insista tant, qu'il fallut ou le désobliger, ou consentir à être au moins régalé dans un dîner où le peintre inviterait quelques-uns de ses amis. Ces amis étaient des peintres. Le joyeux Isabey était à leur tête. Il voulut aussi concourir à achalander l'auberge du Cheval blanc, et il a peint l'autre côté de cette enseigne »9.

Cette relation de deuxième main (« on raconte ») introduit quelques variantes : Gérard est présenté comme un habitué de l’auberge. Bien que ce dernier soit l’auteur principal de l’enseigne, Isabey met aussi sa « patte » à l’ouvrage. La joyeuse bande de peintres ne participe pas à la première scène, mais à un banquet quelques jours après, pour « fêter l’événement ».

NB. L’expression « Le père de l'aubergiste actuel » nous indique que l’auberge a changé de mains avant 1823 : Nicolas Leduc est probablement décédé et c’est Henri qui est aux affaires.


La version de Charles Dezobry

Le texte ci-après nous apporte des renseignements plus détaillés sur les circonstances dans lesquelles la joyeuse bande de peintres est confrontée à la demande de l’aubergiste :

« Je ne dirai que peu de mots des enseignes de la province, qui se modèle sur Paris et le copie, bien qu'imparfaitement. Les vieilles enseignes même y seraient peu curieuses et surtout peu variées. Quelle est la petite ville, par exemple, où l'on ne trouverait pas un Hôtel du grand Cerf, un restaurateur du Cheval Blanc ?, etc. Ceci me rappelle que, si les enseignes sont comme la proie des rapins avortés ou des croûtons en décadence, il y a cependant à Montmorency, près Paris, sur la place du Marché, un hôtel du Cheval Blanc, bien connu des artistes, et dont l'enseigne a été peinte par Gérard, le grand Gérard, l'auteur de la Bataille d’Austerlitz, de l'Entrée d'Henri IV à Paris, etc. Il était allé se reposer quelques jours à Montmorency, avec une petite société d'artistes peintres, et tous logeaient dans l'hôtel susdit. L'hôtelier, très bon cuisinier, mais qui brillait plus par ses sauces que par son esprit, avait alors besoin de renouveler son enseigne.

Au lieu d'aller chercher le barbouilleur de l’endroit, il lui parut plus simple de s'adresser à la société d'artistes qui logeait chez lui. Quoi de plus naturel que de donner sa pratique à ceux qui nous donnent la leur ? Un soir donc que ses hôtes étaient à table, il entre dans leur salle, vers la fin du dessert, et mettant à la main son respectable bonnet de coton, il présente sa requête à l'assemblée. Les artistes aiment à rire. Au lieu de se fâcher d'être pris pour des peintres d'enseignes, ils interrogent le bonhomme pour savoir quel sujet il voudrait. « Toujours le même, répond-il, mon cheval blanc. Il est connu, et je perdrais à le changer ». Voyant que personne ne le prenait au mot, il s'adressa nominativement à plusieurs. Les uns n'avaient pas le temps, les autres ne savaient pas faire les chevaux blancs, car aucun ne voulait prendre la chose assez au sérieux, pour repousser par un refus formel leur mercenaire amphitryon. Enfin, l'un des convives, non pas le moins goguenard de la bande, dit au pauvre homme un peu décontenancé de ce qu'aucun ne s'empressait d'accepter sa proposition : « Adresse-toi à Gérard : il fait bien les chevaux blancs. Il n'y a parmi nous que lui qui puisse te tirer d'embarras ». Gérard prit la plaisanterie en homme d'esprit, et, aux grands éclats de rires de ses camarades, promit de faire le cheval blanc, et le fit en effet. Nous avons vu pendant longtemps cette enseigne de main de maître, pendue à l'hôtel qui portait son nom. Le cuisinier finit par savoir le prix de son cheval, et, pour le ménager, il ne l'exposait que les jours de fêtes. Les autres jours, il la remplaçait par un cheval d'un peintre du crû, ce qui causa souvent de plaisantes surprises aux amateurs qui savaient l'anecdote, et venaient dîner à Montmorency pour voir l'enseigne de la main de Gérard »10.

Ce dernier récit, postérieur de plus de cinquante ans à l’événement, présente l’avantage de proposer une synthèse possible des différentes versions : un groupe de peintres passe quelques jours chez l’aubergiste. Ce dernier ne connaît pas leur célébrité et s’adresse à eux comme des barbouilleurs. La demande de l’aubergiste embarrasse la joyeuse bande et c’est finalement Gérard qui se dévoue. Revenant plusieurs fois à l’auberge, le peintre de Psyché deviendra un familier des Leduc, au point d’accepter d’être parrain d’un des enfants et d’exécuter, en prenant son temps, une deuxième enseigne en 1815.


L’allusion d’Edmond Taigny

Taigny publie, deux ans après la mort du peintre une biographie d’Isabey, dans laquelle il fait allusion à notre épisode, en ces termes :

« Souvent ces artistes11 faisaient en compagnie de joyeuses excursions dans la campagne aux environs de Paris. Ce fut ainsi qu'Isabey et Gérard, un jour à Montmorency, s'amusèrent à peindre l'enseigne du traiteur chez lequel ils s'étaient arrêtés. L'enseigne existe encore : elle est à double face et représente deux chevaux blancs. Ce traiteur s'appelait Leduc… »12.

Ce passage, écrit trois ans après le Tour de la Vallée de Lefeuve, a très bien pu être « contaminé » par ce dernier, car il ne paraît pas être de première main et ne donne pas des détails qui auraient pu provenir des écrits d’Isabey lui-même.


L’attribution à d’autres peintres

Le problème se complique par le fait que de nombreux écrits, et pas toujours de seconde main, attribuent l’exécution de l’enseigne à d’autres peintres.


À Carle Vernet

Au moins six auteurs attribuent la peinture de l’enseigne à Carle Vernet, le père d’Horace13 :

- Félix-Sébastien Feuillet de Conches, célèbre collectionneur de dessins et d’illustrations, a dans un premier temps attribué l’enseigne à Gérard :

« Dans la première année de son séjour à Bâle, et dans la gaieté de sa première jeunesse, il (Holbein) peignit une enseigne de maître d'école, conservée au Musée de Bâle, et qui rappelle les saillies de même nature de peintres célèbres, par exemple, l'enseigne du Cheval blanc, peinte, à Montmorency, par notre François Gérard, en souvenir de l'hospitalité du maître de l'hôtel pour les artistes »14.

Puis, il s’est rétracté, comme le signale un chroniqueur de l’époque, commentant son livre Les causeries d’un curieux :

« M. Feuillet de Conches a réparé lui-même une légère erreur qu'il avait commise : l'enseigne du Cheval blanc peinte à Montmorency est l'œuvre d'Horace Vernet, et non pas l'œuvre du grave François Gérard »15.

- Amédée Durande, biographe de la famille Vernet, de son côté, indique :

« Dans sa jeunesse, après un déjeuner de campagne, Carle avait également peint une enseigne dans un cabaret, pour payer sa note ; et beaucoup de gens sont allés jadis chez Leduc de Montmorency voir le cheval blanc du célèbre Vernet »16.

- Eugène de Mirecourt :

« II en est de même du fameux cheval blanc de Leduc à Montmorency. Le père d'Horace le peignit sur l'enseigne du restaurateur, afin de payer son écot et celui d'une douzaine de ses camarades. Leduc exposa trois jours l'œuvre du maître, Juste le temps de fabriquer une copie. Le public ne s'aperçut pas du changement d'enseigne, et le cheval de Carle fut vendu mille écus »17.

- Un historien de Saintonge et d’Aunis se contente d’évoquer Carle Vernet, comme si l’attribution allait de soi :

«… mais ce sont là des oiseaux aussi rares que l'hirondelle peinte au plafond du café de Foy par Horace Vernet et le cheval blanc de Carle Vernet à l'auberge de Montmorency »18.

- Isidore de Paty, auteur d’un guide sur les environs de Paris, contribue à brouiller les pistes en citant les deux artistes à la fois :

« On voit à l'auberge du Cheval-blanc, une enseigne peinte par Gérard et Carle Vernet, père d'Horace Vernet »19.

- Un auteur anglais vient étayer cette version, en 1869, dans un numéro de Notes and queries : a medium of inter-communication for literary men, general readers, etc., (équivalent britannique de l’Intermédiaire des chercheurs et des curieux) :

« Enseignes d’auberge peintes par d’éminents artistes 

Un jour, Carle Vernet et François Gérard vinrent (à Montmorency) le cœur léger et la bourse vide. Quand la nuit tomba, après avoir pris leur content et un bon dîner à l’hôtel du Cheval blanc, au bout de la journée arriva « le quart d'heure de Rabelais, toujours si difficile à digérer »20 (en français dans le texte). Et à leur grand désarroi, ils s’aperçurent qu’ils n’avaient pas de quoi payer la note. Aussi proposèrent-ils, en guise de rémunération, de peindre chacun d’eux un cheval blanc, à placer sur chaque côté de l’enseigne à l’extérieur de l’auberge. L’aubergiste, ami des artistes à défaut de l’art, accueillit la proposition avec humour et fut par la suite amplement récompensé car les clients ont été nombreux, durant des années, à être attirés à son auberge, dans l’espoir de voir les oeuvres de ces deux éminents artistes. P. A. L. »21


Une piste à explorer

Le biographe d’Isabey, dans la Biographie universelle de Michaud, donne une indication intéressante :

« C'est alors (en 1797) qu'Isabey exécuta deux de ses ouvrages les plus intéressants, le Portrait en pied du général Bonaparte dans les jardins de la Malmaison, et la Revue des troupes passée en l'an 8, par le Premier Consul, sur la place du Carrousel. Dans ce dernier dessin, Isabey s'était fait aider pour les chevaux par Carle Vernet, dont l'esquisse est dans la collection du Louvre »22.

Si Isabey se fait aider pour dessiner des chevaux, c’est qu’il est malhabile dans la peinture animalière. Ce constat serait de nature à étayer l’hypothèse selon laquelle c’est Carle Vernet qui aurait peint l’autre face de l’enseigne (voire les deux faces) lors de la joyeuse rencontre de peintres à l’auberge, et non Isabey.


À Géricault

Théodore Géricault23 est quelquefois cité comme auteur de la peinture de l’enseigne du Cheval Blanc :

- Édouard Fournier, Jules Cousin, dans un ouvrage sur les enseignes :

« Plusieurs autres enseignes, représentant un cheval ou plusieurs chevaux, furent attribuées aussi, avec plus ou moins de probabilité, à Géricault, comme le célèbre Cheval blanc de l'auberge de Montmorency »24.

- Victor Fournel, érudit passionné par l'histoire du vieux Paris :

« Hogarth a fait des enseignes avant de peindre les Comédiennes ambulantes. Horace Vernet en a fait aussi et n'est-ce pas Géricault dont on admire un cheval blanc à la devanture d'une auberge des environs de Paris ? »25

- Un auteur allemand, publiant en anglais, spécialiste des enseignes :

« Géricault, the great sportsman, whose career as an artist was cut short by a violent fall from a horse, is the author of the "Cheval blanc" which once adorned a tavern in the neighborhood of Paris »26.


Que faut-il en penser ?

Cette multiplicité d’attributions peut reposer sur l’un ou l’autre élément d’explication suivant :

- Il est très probable que la première peinture a été réalisée lors d’une rencontre où se côtoyaient plusieurs peintres, dont Gérard, Isabey, Gros, et sans doute Carle Vernet27. Il est possible que chacun y ait mis sa patte et que, la légende aidant, on ait attribué la paternité de l’œuvre à l’un ou à l’autre selon les souvenirs recueillis.

- L’attribution à Carle Vernet et à Théodore Géricault a pu avoir pour cause le fait que tous les deux ont été des peintres de chevaux, et plus particulièrement de chevaux blancs.

- On peut également avancer l’hypothèse selon laquelle Leduc, ayant goûté à l’avantage qu’il pouvait retirer de l’appel à des « barbouilleurs » connus, a renouvelé l’opération avec plusieurs peintres et en a fait commerce. Il est établi, en tout cas, que plusieurs copies de l’enseigne ont été réalisées. Gérard, notamment, en a exécuté une en 1815 (cf. Lefeuve).


En conclusion

L’enseigne du Cheval blanc, exécutée par un peintre qui est devenu célèbre (et encore mieux, par plusieurs artistes reconnus) a joué un rôle symbolique considérable dans la renommée de l’auberge. L’aubergiste qui, visiblement, avait le sens publicitaire, a habilement joué sur cette anecdote et sans doute a-t-il contribué à brouiller les pistes en faisant exécuter plusieurs modèles, dont il a peut-être fait commerce.


Des doutes sur la date de l’événement

La date de 1792 avancée par Charles Lefeuve n’est pas recevable, pour plusieurs raisons :

- L’auteur du Tour de la Vallée cite Leduc II. Or ce dernier est mort, comme nous l’avons vu, en 1788. En 1792, c’est probablement sa veuve, née Madeleine  Lesguiller, qui tient l’auberge, avec son fils Nicolas.

- Durant cette époque troublée, on a du mal à imaginer une société de jeunes gens joyeux et insouciants passer quelques jours dans une auberge des environs de Paris. En tout état de cause, si François Gérard est l’auteur de l’enseigne indiquée, il est impensable de le voir passer, en 1792, des moments joyeux dans une auberge avec des amis, compte tenu de ses ennuis familiaux :

« Vers la fin de 1789, mon père avait résolu de se retirer avec toute sa famille en Italie, pays de ma mère. Au moment d'exécuter son projet, il fut atteint d'une maladie qu'on attribua aux impressions que lui avaient fait éprouver les premiers événements de la Révolution ; et, après plusieurs mois de souffrances, il mourut entre nos bras. Ma mère se détermina, dans l'automne de 1790, à partir, avec mes deux frères et moi, pour l'Italie. Malheureusement, presque aussitôt après notre arrivée à Rome, l'influence du climat et la nécessité de conserver un modique revenu nous forcèrent à revenir en France. J'eus la douleur de perdre ma mère deux ans après notre retour ; je ne l'avais jamais quittée. Elle me laissait entouré d'un frère plus jeune que moi de dix ans, et de la plus jeune de ses sœurs, dont son amitié avait voulu assurer le sort. À cette époque, la  Convention ordonna le départ de la première réquisition. Je me réunis à deux élèves de M. Vincent, MM. Dubos et Collot (actuellement à Paris), pour demander aux bureaux de la guerre d'être employés dans le génie militaire, et nous fûmes tous les trois admis à servir dans cette arme ».


Quelle autre date proposer ?

Il y a tout lieu de penser que la joyeuse réunion de peintres à l’auberge du Cheval blanc s’est tenue sous l’Empire. Nous nous appuyons sur le témoignage de Cornot Cussy évoqué ci-dessus et dont nous rappelons le principal passage :

« Du temps où je servais aux gardes du corps, Gérard m’emmena en compagnie de quelques amis dans la forêt de Montmorency. Nous dînâmes chez le sieur Le Duc, aubergiste-restaurateur, à l'enseigne du Cheval blanc (…) Quelque dix ans auparavant, Gérard… »

Or, Cornot Cussy est entré dans les gardes du corps du roi en 1814. Cela nous donne une date autour de 1804. À ce moment-là, Nicolas Leduc III a pris possession de l’auberge (il a environ 50 ans), Isabey et Gérard sont en pleine gloire. L’époque est faste et propice aux festivités. Quel que soit l’auteur de la première enseigne, il est acquis que Gérard, devenu entre temps proche de la famille Leduc, au point de devenir parrain d’un enfant, exécute une autre peinture en 1815, sous la Restauration.


Que sont devenues les enseignes ?

Il nous faut en effet parler de plusieurs œuvres. L’auteur anonyme d’un article paru dans la Tribune de Seine-et-Oise en date du samedi 28 juin 1902, qui signe « un vieux de Montmorency »28 en fait la récapitulation :

« La collaboration d’Isabey et la retouche de 1815 ont toujours mis les amateurs dans l’indécision. La tradition veut que chacun des jeunes gens ait peint son côté de panneau ; de plus il existe trois de ces enseignes et aucune n’est signée :

1° Celle de la vente Humbert (cf. ci-après) serait de Gérard et d’Isabey

2° Une semblable qui est pendue au dehors de l’hôtel

3° Une autre qui est exposée à l’intérieur de l’hôtel et dont un des chevaux diffère de mouvement ».


À cela s’ajoutent :

- Des copies que l’un ou l’autre des Leduc a peut-être fait exécuter par des « barbouilleurs », pour pendre à l’extérieur. Exposées au vent, et à la cupidité des voleurs, elles ont peut-être été remplacées plusieurs fois. On peut même imaginer que certaines d’entre elles ont été vendues, pour finir des fins de mois…

Disons tout de suite que nous ignorons, pour le moment, le sort réservé à ces copies. Comme la France a compté un nombre assez important d’auberges du cheval blanc, avec des enseignes non signées, il se peut que des collectionneurs (ou des musées) possèdent, sans le savoir, un exemplaire de celle de Montmorency.

- Deux faces gravées en 1854 par Bazin sous forme de lithographies29. Nous effectuons des recherches pour savoir dans quelles mains elles se trouvent actuellement.


L’enseigne de la « vente Humbert »

Un tableau, intitulé « Au cheval blanc », catalogué n° 44, a été mis en vente les 20 et 21 juin 1902 par la galerie Georges Petit lors de la fameuse dispersion d’une collection de tableaux modernes provenant de la faillite Humbert, qui a précédé de quelques mois l’arrestation (en décembre) des escrocs impliqués dans le dossier Humbert-Crawford, souvent appelé « l’affaire du siècle »30.

Ce tableau est attribué au baron Gérard, avec la présentation suivante :

« Au Cheval Blanc »

L'enseigne de l'auberge du Cheval Blanc ; des deux côtés, on voit un cheval blanc : ici à l'écurie, là en liberté et piaffant.

Au moment où l'on semble vouloir faire renaître la mode des enseignes, celle-ci est pour le moins curieuse, au double point de vue de l'art et de la signification.

Haut., 71 cent.; larg., 52 cent. ».

De quelle enseigne s’agit-il ? L’auteur qui s’intitule « le vieux de Montmorency », et qui assiste à la vente, donne sa version :

« D’après la famille Leduc, que nous connaissons depuis notre enfance, l’enseigne de la vente Humbert serait de Gérard et d’Isabey ».

Nous avons donc affaire à la version « traditionnelle ». En mettant de côté le point de savoir si Gérard est bien l’auteur du côté « pile » et que l’autre face est bien d’Isabey, il s’agirait donc de l’enseigne exécutée « en groupe », datée par Lefeuve de 1792 et que nous avons replacée aux alentours de 1804.

Mais une autre information vient troubler notre certitude, car l’article publié le même jour, dans le Réveil, par P. Bienfait - qui n’est autre, à notre avis, que « le vieux de Montmorency », mais cela ne change rien à l’affaire - nous donne une piste contraire :

« La première enseigne fut peinte, en 1792, par le baron Gérard, pour une face, par le baron Gérard31 et par Isabey pour l’autre. (…) C’est cette enseigne, la plus ancienne, que l’on montre dans le vestibule de l’hôtel du Cheval Blanc, et que Barré conserve avec un soin jaloux.

En 1814, dit Lefeuve, le baron Gérard, devenu célèbre, au mieux avec la famille Leduc, parrain d’un des enfants, peignit une seconde enseigne, toute entière de sa main, qui ne fut que peu accrochée, puis passa à Henri Leduc, à la mort de son père, pour 2000 francs.

Conservée précieusement d’abord, Henri Leduc vendit plus tard cette enseigne à un étranger, et c’est elle qui échoua ensuite chez les plus grands fripons du siècle, les Humbert-Crawford ».

De cette description, nous déduisons que l’enseigne vendue en juin 1902 serait celle peinte en 1815, et dont l’attribution à Gérard n’est pas contestable. Il faut reconnaître qu’on s’y perd !

Quoi qu’il en soit, l’heureux gagnant de cette adjudication est… le baron Gérard, pour la somme de 1650 francs ! Il ne s’agit pas, bien entendu, du peintre François Gérard lui-même, décédé en 1837, mais de son neveu, Henri Alexandre Gérard (1818-1903), ancien administrateur à la direction des Musées et ancien parlementaire.

Nous ignorons actuellement où se trouve ce « tableau ».


« L’enseigne du vestibule »

Revenons maintenant à l’enseigne que Leduc, puis Barré, ont précieusement conservée dans le vestibule de leur hôtel, à juste raison.

P. Bienfait ajoute :

« De cette seconde enseigne, comme je le disais plus haut, une copie fut faite qui se balance actuellement à la porte du Cheval-Blanc, et une gravure la reproduisit avec toutes les œuvres du baron Gérard (NB. Il s’agit de celle gravée par Ch. Bazin).

Les Montmorencéens se consoleront donc, puisqu’à défaut d’une œuvre d’art exécutée par le peintre devenu célèbre, ils possèdent toujours dans le vestibule du Cheval-Blanc, la première enseigne de Gérard et Isabey, à laquelle se rattache la légende la plus charmante dans l’histoire du Cheval-Blanc ».

Le « vieux de Montmorency », de son côté, termine son article en déclarant :

« Il paraît que M. Badin (NB. Le conservateur de l’époque du Musée Jean-Jacques Rousseau) aurait bien voulu l’acquérir (N.B. L’enseigne vendue aux enchères) pour notre Musée. Consolons-nous en pensant qu’elle est sortie d’une famille indigne pour rentrer dans la famille de l’illustre peintre ! ».


Un heureux dénouement

Mais en 1992 (ou 93), le propriétaire actuel de l’auberge, M. Philippe Verrecchia, a fait don au Musée Jean-Jacques Rousseau de cette enseigne dite « du vestibule », qui pend désormais en haut de l’escalier qui monte au premier étage du bâtiment. Elle paraît très ancienne : son bois est effrangé, ce qui laisse supposer qu’elle a été longtemps exposée aux intempéries (et pas uniquement dans un « vestibule »).

En dépit des doutes qui subsistent sur son origine (version de 1804 ou de 1815 ?) et sur son ou ses auteur(s), nous pensons pour notre part qu’il s’agit de l’enseigne qui a fait l’objet d’un « accord » passé entre Nicolas Leduc III et « un groupe de peintres », dont Gérard, Isabey et peut-être Gros et Carle Vernet ont fait partie, au début du 1er Empire.

Il nous faut enfin évoquer l’enseigne qui pend actuellement au-dessus de la porte de la brasserie actuelle : il s’agit d’une copie commandée en 1992-93 par le propriétaire actuel à un artiste peintre.


Rapide biographie des peintres cités

François Gérard, naît à Rome en 1770, dans l'hôtel du cardinal de Bernis, ambassadeur de France, où son père, qui est français, et sa mère italienne, sont concierges. Ses parents rentrent avec lui en France en 1780. Reconnaissant de bonne heure en lui un goût décidé pour les beaux-arts, ils le placent à Paris dans l'atelier de Pajou, habile sculpteur. C’est là qu'il étudie les premiers principes du dessin. Préférant la peinture au modelage, il entre en 1786 chez l’académicien Brenet, qui prédit au jeune artiste qu'il n'aura jamais de talent. Piqué au vif, Gérard se procure une boite de couleurs et exécute en peu de jours un tableau de la Peste. Cette bravade n’est pas du goût de Brenel, qui critique le geste. Cette scène détermine Gérard à passer dans l'atelier du grand David, qu’il aide dans ses travaux.

En 1789, il obtient un second Prix de Rome avec Joseph se faisant reconnaître par ses frères (Angers), tandis que Girodet reçoit le premier Prix. En avril 1791, il repart en Italie avec sa mère et ses frères et y reste jusqu’en 1793. Il échappe à la conscription en se faisant nommer juré au tribunal révolutionnaire, mais il s’efforce de trouver des prétextes pour éviter d’avoir à prononcer des arrêts de mort. Il renonce vite à la politique, pour se vouer à son art. En 1795, il se décide à faire connaître ses propres oeuvres. Un des premiers tableaux qu’il envoie aux expositions publiques est Bélisaire, que lui achète, pour 3 000 francs son ami Isabey. Par reconnaissance, Gérard exécutera le portrait d’Isabey et de sa fille (visible au Louvre). L’immense succès que rencontre en 1798 son Psyché et l’Amour assoit la renommée de l’artiste, qui obtient dès 1800 des commandes de Bonaparte. Sous l’Empire, il devient le portraitiste officiel de la cour. Napoléon le fait chevalier de la Légion d'honneur. Il est reçu membre de l’Académie des Beaux-Arts en 1812. Sous la Restauration, il sert les Bourbons, ce qui lui vaut d’être nommé premier peintre du roi (1817), officier de la Légion d'honneur, chevalier de Saint-Michel et surtout, il est créé baron (1819). Attaqué presque subitement d'une fièvre paralytique, Gérard y succombe dans la nuit du 11 au 12 janvier 1857, âgé de 67 ans.

Un critique d’art contemporain dit de lui :

« En général, ses compositions ne sont remarquables, ni par l'imposante hardiesse d'un Jules Romain, ni par la terrible énergie d'un Michel-Ange, ni même par l'austère pureté de dessin qui a placé son maître David à la tête de l'école classique. (…) Constamment occupé du public, dont il avait étudié les goûts, il voulait avant tout lui plaire : aussi excelle-t-il dans l'ajustement des figures, dans le choix des costumes et des ornements, et surtout dans l'art de nous faire deviner la flnesse d'une intention »32.


Jean-Baptiste Isabey (11 avril 1767, Nancy - 18 avril 1855) est peintre de cour, portraitiste, dessinateur et miniaturiste. Il reçoit de deux artistes lorrains, Girardet, peintre d'histoire, et Claudot, peintre de paysage, les premières leçons de son art. Il a dix-neuf ans lorsque son père le dirige vers Paris. Son ambition est d'entrer dans l'atelier de David, parvenu dès lors à une grande renommée comme peintre. Mais l'auteur des Horaces est en Italie, et, en attendant son retour, le jeune homme suivit l'école du modèle chez Dumont, artiste lorrain comme lui, et premier peintre en miniature de la reine. Pour subvenir à ses besoins, il exécute des dessus de tabatières et de petits sujets pour des boutons d'habit historiés qui sont alors à la mode. Il est déjà parvenu à se faire une clientèle de portraits à bon marché dans la petite bourgeoisie de Paris, lorsque David revient de Rome. Les leçons du célèbre maître perfectionnent son éducation artistique. On raconte sur la relation entre le maître et l’élève, l’anecdote suivante :

« Un matin, David le fit demander dans son cabinet. « Jeune homme, lui dit-il, tu es un cachotier ; j'ignorais ta position : je te défends désormais de payer tes mois d'atelier ». Puis il ouvrit son secrétaire, lui offrit cinq louis en ajoutant : « Tu entends ? Lorsque tu seras gêné, viens me trouver, tu as un ami »33.

La reine Marie-Antoinette vient avec le comte d'Artois, père des jeunes princes, l'encourager dans son travail, et lui fait une petite commande. Il hésite à abandonner la peinture d'histoire, mais un conseil de Mirabeau, dont il fait le portrait, le décide à se consacrer au dessin et à la miniature. Après la Terreur, il conquiert l'aisance et presque la richesse. Il devient le peintre en miniature à la mode. En 1797, il exécute le grand dessin connu sous le nom de la Barque d'Isabey, qui obtient au Salon un succès populaire. C’est à cette époque qu’il achète le Bélisaire. de François Gérard, à qui il est intimement lié. Il obtient la protection de Joséphine de Beauharnais, devenue depuis peu la femme de Bonaparte dont la fille, Hortense, fréquente la maison d’éducation de Mme Campan à Saint-Germain-en-Laye. Isabey dirige dans cet établissement l'enseignement du dessin et entre ainsi tout naturellement en rapport avec la nouvelle famille du vainqueur de l'Italie. Plus tard, lorsque Napoléon franchit le dernier obstacle qui le sépare du trône, Isabey est appelé à diriger la décoration, l'ordonnance et jusqu'au cérémonial du couronnement.

Bien qu'ayant été fidèle à Napoléon lors de son retour de l’île d’Elbe, il n'en est pas moins partie prenante de la Restauration, notamment en organisant le couronnement de Charles X, qui le fait officier de la Légion d’Honneur. La monarchie de juillet lui confère un poste important en lien avec les relations royales. Napoléon III lui accorde une pension de 6 000 francs et la croix de commandeur de la Légion d’Honneur. À sa mort, il laisse en manuscrit un volume de Souvenirs.


Antoine-Jean, baron Gros (16 mars 1771,  Paris - 26 juin 1838, Meudon) est fils de Jean-Antoine Gros, peintre en miniature. Il  témoigne, dès son enfance, de grandes dispositions pour le dessin. Vers la fin de 1785, il entre à l'école de David, concourt une seule fois pour le prix de Rome en 1792, et se voit préférer son compétiteur Landon. Son père étant mort au commencement de la Révolution, après avoir perdu sa fortune, Gros est obligé d'interrompre ses études sérieuses pour donner des leçons et faire des portraits au fixé. Au commencement de 1793, il prend la résolution de se rendre en Italie, et obtient un passeport, grâce à la protection de David et de Regnault. Après avoir surmonté une foule d'obstacles qui s'opposent à son départ, il parvient à Gènes en 1793, se rend ensuite à Florence, puis revient à Gènes, où les ouvrages de Rubens, de van Dyck, de Puget, excitent son admiration. À la fin de 1790, il fait la connaissance dans cette ville de Mme Bonaparte, qui l'emmène avec elle à Milan et le présente au général en chef, son mari. Jusque-là, Gros n'a guère exécuté que de petits portraits à l'huile. La bataille d'Arcole, gagnée le 15 novembre 1796, lui fournit un sujet qu'il traite de manière à faire présager ce qu'il sera un jour. Il représente Bonaparte portant le drapeau tricolore et traversant le pont à la tête des grenadiers. Le portrait plaît au général. Il le fait graver à ses frais par le Milanais Longhi et donne la planche au jeune artiste, qu’il admet dès ce moment dans son intimité pendant sa campagne italienne.

Vers le début de l'an IX (1801), après neuf ans d'absence, Gros revient à Paris à l'âge de 30 ans. Jusqu'à présent, il n'a peint que des petits portraits et des sujets antiques, lorsqu'un arrêté des consuls, ordonnant l'exécution d'un tableau représentant le combat de Nazareth, où Junot, à la tête de 500 hommes, a défait une année de 6 000 Turcs et Arabes, lui offre l'occasion de traiter un sujet de l'histoire contemporaine. Un concours est ouvert en 1801. Son esquisse, donnée au Musée de Nantes par M. Urvoy de Saint-Bedan, remporte le prix. Puis viennent les Pestiférés de Jaffa, en 1804, la Charge de cavalerie à la bataille d'Aboukir par Murat, en 1806, le Champ de bataille d'Eylau en 1808, la Bataille des Pyramides en 1810, François 1er et Charles V visitant les tombeaux de Saint-Denis en 1812. C’est vers cette époque qu'il reçoit de M. de Montalivet, ministre de Napoléon, la commande des peintures de la coupole de Sainte-Geneviève. Cette immense entreprise, interrompue par deux compositions importantes, le Départ de Louis XVIII le 20 mars (actuellement au Musée de Versailles), l'Embarquement de la duchesse d'Angoulême à Pouillac le 1er avril 1815 (à Bordeaux), ne sera terminée, après bien des vicissitudes, qu'en 1824, et vaudra à Gros le titre de baron. En 1815, David, obligé de s'exiler à Bruxelles, lui confie la direction de son école. En 1816, il est nommé successivement membre de l'Institut, conseiller honoraire des musées royaux, professeur à l'Ecole des beaux arts. En 1819, il reçoit le cordon de chevalier de l'ordre de Saint-Michel, et en 1828 la croix d'officier de la Légion-d'Honncur. Élève soumis, quoique âgé de 50 ans, Gros, qui a voué à David une piété filiale, et qui en 1822 a fait frapper une médaille a son effigie, ne peut résister au bonheur d'aller l'embrasser à Bruxelles en 1823, et tente en vain de lui faire signer une pétition pour demander son retour en France. Le portrait de Charles X exposé en 1827, les plafonds du Musée créé par ce souverain, surtout un Hercule et Diomède (salon de 1835), sont critiqués de la manière la plus violente, et jettent l'artiste dans un sombre découragement. Il se regarde comme un homme déshonoré, et va chercher la mort dans un petit bras de la Seine, au bas de la colline de Meudon.


Antoine Charles Horace Vernet, dit Carle Vernet (14 août 1758, Bordeaux – 27 novembre 1836, Paris) est peintre, dessinateur et lithographe, spécialisé dans la peinture de chevaux, dont il a une profonde connaissance. Il est fils de Joseph Vernet, grand peintre de marines, dont il sera l’élève. En 1782, il remporte le grand prix de Rome. Après quelques mois de vie monastique dans la Ville éternelle, il reprend ses pinceaux, à une époque où les Grecs et les Romains commencent à détrôner les bergers et les bergères du long règne de Louis XV. Il se marie en 1787 avec Catherine Françoise, dite Fanny Moreau, la fille du miniaturiste et graveur, Jean-Michel Moreau, dit Moreau le Jeune. Il devient l’un des familiers du duc d'Orléans, qui le met de toutes ses parties de chasse. Il entre en 1788 à l'Académie de peinture, dont son père est membre depuis 1752. Il salue avec joie la révolution de 1789 et laisse un peu reposer sa palette. Mais les excès révolutionnaires le font déchanter, d’autant qu’une épreuve douloureuse vient lui briser le cœur : la condamnation à mort et l'exécution de sa sœur, Emilie Vernet, mariée à l’architecte Chalgrin, architecte, le 6 thermidor an II (27 juillet 1794), trois jours avant la fin de la Terreur.

Sous le Directoire, Carle n'exécute pas de tableaux, mais dessine beaucoup : on lui doit notamment le Cheval effrayé par la foudre, la Mort d'Hippolyte, des Courses de chars, etc. Sous le consulat, Louis Bonaparte, ministre de l'intérieur, charge Carie Vernet de peindre la bataille de Marengo, qui ne sera cependant achevée qu'en 1814 et exposée au salon des Cent-Jours,

La Reddition de Madrid et le Matin d'Austerlitz datent du commencement de l'empire. Ce dernier tableau lui vaut la croix en 1808. Il est nommé membre de l'Institut en 1810. L'un de ses tableaux de genre les plus remarquables est un Hallali de cerf à la mare d'Auteuil, dans lequel l'empereur est représenté tirant le cerf.

Pendant la Restauration, Carle Vernet compose un grand nombre de tableaux de genre, et de dessins. En 1824, la ville d'Avignon, patrie de Joseph, invite la famille Vernet à assister à l'inauguration de son musée. Carle est nommé chevalier de Saint-Michel en 1827 en même temps que son fils Horace est fait officier de la Légion d'Honneur. Fait étonnant : Carle a été le premier fils à siéger avec son père à l'Académie de peinture, il est le premier père à siéger avec son fils à la classe des beaux-arts de l'Institut. Horace Vernet est nommé en 1828 directeur de l'école de Rome, où son père le suit. C'est dans cette ville que Carle commence son dernier tableau : une vue extérieure des murs de Rome, qu'il n'achève que le jour même de l'ouverture du salon 1835. Peu de temps avant sa mort, il est promu officier de la Légion d’Honneur.


Jean Louis Théodore André Géricault (25 septembre 1791, Rouen – 26 janvier 1824, Paris) est d’abord élève de Carle Vernet, dont il fait la connaissance du fils, Horace, et de l’académicien Pierre Narcisse Guérin. Il est le peintre par excellence du cheval. Il fréquente les écuries, s'initie aux habitudes du cheval, l'étudie en déshabillé, le suit à la parade, dans les triomphes des courses. Un de ses premiers tableaux, exécuté en 1812, représente un Chasseur à cheval de la garde, dans son pittoresque costume, gravissant une montée ardue, et se retournant vers ses frères d'armes comme pour les enlever et les précipiter sur l'ennemi. L'année suivante, il produit le Cuirassier blessé.

En 1814, Géricault s'éprend d'Alexandrine Caruel, la jeune épouse de Jean Baptiste Caruel de Saint-Martin, son oncle maternel. De cette liaison, qui durera plusieurs années et dont naîtra un fils, Hippolyte Georges. Ayant échoué au concours du grand prix de Rome, Géricault décide, en 1816, de partir pour l’Italie. Il est durablement impressionné par les peintres de la Renaissance italienne, en particulier par Michel-Ange, ainsi que par le maître flamand Rubens, en raison du mouvement qu'il donne à ses œuvres. Parmi ses contemporains, il porte une admiration particulière au baron Gros. Géricault devient rapidement le chef de file des peintres romantiques en se faisant le chantre du désespoir et de la souffrance humaine. Son tableau, le Naufrage de la Méduse34, exposé en 1819, est éreinté par la critique, ce qui l’amène à quitter Paris pour l'Angleterre, qu’il visite d’avril 1820 à novembre 1821. Il y découvre à la fois les grands paysagistes anglais, dont Constable et Turner, et les courses de chevaux (ce qui donnera le Derby d’Epsom). En décembre 1821, le peintre revient à Paris, tombe malade et ne se débarrasse pas d’un état que Baudelaire décrira comme étant du spleen (ennui de la vie). Il meurt en 1824 d’une tuberculose chronique accentuée par une chute de cheval intervenue aux côtés d’Horace Vernet.

Hervé Collet,

juin 2010.

Bibliographie

- Lefeuve (C.), Le Tour de la Vallée, Paris, Dumoulin, 1866. Réédité sous le titre « Histoire de la Vallée de Montmorency », par le Cercle historique et archéologique d’Eaubonne et de la vallée de Montmorency, Eaubonne, 1975, pp. 46-48.

- Articles du Réveil de Seine-et-Oise et de la Tribune de Seine-et-Oise du 28 juin 1902, conservés au Musée Jean-Jacques Rousseau de Montmorency.

Les biographies sont tirées de Wikipedia, de la Biographie universelle ancienne et moderne de Michaud, ou de textes du XIXe siècle.

À consulter également, nos articles :

- « Une auberge de légende : le Cheval blanc à Montmorency ».

- « Quatre faits divers spectaculaires à l’auberge du Cheval Blanc de Montmorency ».



1 Cf. notre article « Une auberge de légende : le Cheval blanc à Montmorency ».

2 Cf. biographie ci-après.

3 Sous la Restauration, disparaît la mode des perruques et des perruquiers, au profit des cheveux naturels et des coiffeurs. Être traité de perruque devient dès lors une injure, correspondant au terme contemporain de ringard.

4 Charles Lefeuve, Le Tour de la Vallée, Paris, Dumoulin, 1866. Réédité sous le titre « Histoire de la Vallée de Montmorency », par le Cercle historique et archéologique d’Eaubonne et de la vallée de Montmorency, Eaubonne, 1975, p. 47.

5 Cf. ci-après la biographie du baron Antoine-Jean Gros.

6 Ferdinand, baron de Cornot Cussy, comte Marc de Germiny, Souvenirs du chevalier de Cussy, garde du corps, diplomate et consul général, vol. 1, Plon et Nourrit, 1909, p. 46. Jean-Baptiste Alexis Ferdinand Stanislas Théodore De Cornot, baron De Cussy (1795-1866), entré dans les gardes du corps du roi en 1814, se retire du service pour suivre la carrière diplomatique. Il est successivement secrétaire de légation et chargé d'affaires à Dresde et à Berlin, et consul général à Païenne, Livourne, etc. Il épouse, le 18 décembre 1822, Louise Charlotte Amélie Dulong De Rosnay, fille du comte Dulong de Rosnay, lieutenant général.

7 Il semble que le terme préférence soit ici employé dans un sens juridique. Le Dictionnaire de l’Académie Françoise de 1784 indique : « Préférence, se prend aussi pour le droit d'être préféré. Quand un vassal veut vendre son héritage, le seigneur du fief a la préférence sur tous les autres acquéreurs ».

8 Gérard présente au Salon de 1795 le tableau Bélisaire portant son guide. Isabey l’achète pour 3.000 francs par amitié pour lui. Il le revend 6.000 francs et apporte le bénéfice de la revente à Gérard. En remerciement, ce dernier fait de son ami le beau portrait Isabey, sa fille et son chien, présenté au Salon de 1796. Gérard exécute en 1797 son Psyché et l'Amour.

9 Montmorency. Voyages. Anecdotes, in-18, avec un plan de la route de Paris à Montmorency. Chez Audot. 1 fr. 80 c., cité par le Journal général de la littérature de France, ou Répertoire méthodique des livres nouveaux, 1823, p. 243.

10 Charles Dezobry, Archéologie future, ou grandeur et décadence des enseignes de boutiques en France, et surtout à Paris, in Revue archéologique, vol. 14, partie 2, Presses Universitaires de France, 1858, p. 743. Louis Charles Dezobry, né à Saint-Denis le 4 mars 1798 et mort le 16 août 1871 est un historien et écrivain, auteur du Dictionnaire général de biographie et d'histoire, de mythologie, de géographie ancienne et moderne comparée, des antiquités et des institutions grecques, romaines françaises et étrangères, en collaboration avec Théodore Bachelet (1863).

11 Taigny vient de citer : Gros, Gérard, Girodet et Guérin.

12 Edmond Taigny, J.-B. Isabey : sa vie et ses œuvres, E. Panckoucke, 1859, p. 16.

13 Cf. la biographie ci-après.

14 F. Feuillet de Conches, Causeries d'un curieux. Variétés d'histoire et d'art tirées d'un cabinet d'autographes et de dessins, Tome IV, Paris, Plon, 1868. In-8, 510 p., p. 202.

15 Georges Duplessis, in Polybiblion : Revue bibliographique universelle, vol. 193, Société bibliographique, 1937, p. 35.

16 Amédée Durande, Joseph, Carle et Horace Vernet : Correspondance et biographies, 1863, Hetzel, 1863, 360 pages, p. 351.

17 Eugène de Mirecourt, Horace Vernet, in Les Contemporains, vol. 26, J.-P. Roret éd., 1855, p. 27.

18 Revue de Saintonge & d'Aunis, Bulletin de la Société des archives historiques de la Saintonge et de l’Aunis, vol.17, 1897, p. 363.

19 Isidore de Paty, Manuel du voyageur aux environs de Paris, Roret, 1829, 256 pages, p. 95. Charles Jean-Baptiste Jacquot, dit Eugène de Mirecourt, né le 19 novembre 1912 à Mirecourt et mort le 13 février 1880 à Paris ou à Ploërmel est un journaliste et écrivain, auteur de 140 biographies, rassemblées dans une série Les contemporains.

20 Le quart d'heure de Rabelais est le moment où il faut payer son écot et, par extension tout moment fâcheux, désagréable. Rabelais, pour pouvoir quitter la ville de Lyon gratuitement sans avoir à payer les sommes dues à son aubergiste, mit deux paquets en évidence dans sa chambre avec les inscriptions "poison pour le roi", "poison pour la reine". L'aubergiste alerta donc la maréchaussée, qui reconduisit Rabelais à Paris. François Ier rit de cette plaisanterie faite par son ami, et lui pardonna en le relâchant.

21 Notes and queries, Oxford Journals, Oxford University Press, 1869. Traduction H. Collet.

22 Louis Gabriel Michaud, Biographie universelle ancienne et moderne…, vol. 20, Paris, Desplaces, 1858, p. 383.

23 Cf. biographie ci-après.

24 Édouard Fournier, Jules Cousin, Histoire des enseignes de Paris : Revue et publiée par le Bibliophile Jacob [pseud.] avec un appendice par J. Cousin, E. Dentu, 1884, p. 413.

25 Victor Fournel, Ce qu'on voit dans les rues de Paris, A. Delahays, 1858, p. 292. Victor Fournel (1829-1894) collabora à divers journaux et fut critique littéraire à La Gazette de France.

26 Fritz August Gottfried Endell, Old tavern signs : an excursion in the history of hospitality, Singing Tree Press, 1968, 303 p., p. 151. « Géricault, le grand sportif, dont la carrière d’artiste a été brutalement écourtée par une violente chute de cheval, est l’auteur du Cheval blanc, qui a un jour orné une taverne dans le voisinage de Paris ».

27 Il est exclu que Géricault en ait fait partie : il est né en 1791 !

28 Il y a tout lieu de penser qu’il s’agit de P. Bienfait, qui signe le même jour dans le Réveil de Seine-et-Oise, un article assez proche, qui porte le même titre.

29 Charles Louis Bazin (1803-1859) est peintre, graveur et lithographe. Après avoir travaillé quelque temps chez Girodet, il entre dans l'atelier de Gérard, qui utilise plus d'une fois son zèle. Bazin brosse un assez grand nombre de portraits, des tableaux de genre et des peintures religieuses, entre autres un Saint-Claude, pour l'église de Gray, une Sainte Elisabeth de Hongrie, pour Coulommiers, et une Sainte Philomène, pour le couvent des Dames de la Visitation à Paris. Comme peintre, il montre un talent secondaire, mais en tant que graveur, il reproduit à l'eau-forte les plus intéressantes pages de l'œuvre de son maître Gérard.

30 Le nom de Thérèse Humbert (1856-1918) est associé à l'affaire de l’héritage Crawford, une escroquerie qui secoua le monde politique et financier à la fin du XIXème siècle. Thérèse Daurignac naît d'une famille paysanne à Aussonne en 1856. Adolescente, elle montre déjà un goût pour le subterfuge, persuadant notamment ses amies de mettre en commun leurs bijoux afin de faire croire à leurs prétendants qu'elles sont riches. En partie grâce à ce stratagème, Thérèse parvient à épouser en 1878, Frédéric Humbert, fils de Gustave Humbert, maire de Toulouse, qui deviendra ministre de la Justice dans le deuxième gouvernement de Charles de Freycinet en 1882. En 1879, elle prétend avoir reçu de Robert Henry Crawford, millionnaire américain, une partie de son héritage. Dès lors, les Humbert obtiennent d'énormes prêts en utilisant le supposé héritage comme garantie. Ils emménagent à Paris, avenue de la Grande Armée. Ils achètent le château des Vives-Eaux à Vosves (Dammarie-lès-Lys), où a été tournée l’émission La Star Académie, de 2001 à 2008. Cette escroquerie dure une vingtaine d'années jusqu'à ce qu'un juge se décide à faire ouvrir le fameux coffre-fort où sont censés se trouver les documents prouvant l'héritage. Le coffre ne contient qu'une brique et une pièce d'un penny ! Les Humbert ont déjà fui le pays, mais ils sont arrêtés à Madrid en décembre 1902. Thérèse Humbert est jugée et condamnée à cinq ans de travaux forcés, tout comme son mari Frédéric. À sa libération (anticipée) de prison, elle émigre vers les États-Unis. Elle meurt à Chicago en 1918.

31 François Gérard, soit dit en passant, n’est pas baron à l’époque. Son élévation date de 1819.

32 Biographie universelle de Michaud, 1838.

33 Edmond Taigny, op. cit., p. 16.

34 Le tableau, conservé au Louvre, est devenu par la suite le Radeau de la Méduse. Le drame lui-même date de juin 1815.