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LES BÂTIMENTS RELIGIEUX DE DEUIL


Le prieuré bénédictin de Saint-Eugène de Deuil

La construction de l’église Saint-Eugène de Deuil est commencée depuis quelques années quand Hervé Ier, seigneur de Montmorency, Marly, Écouen, Feuillade et Deuil (1040-1090), qui est très pieux, la donne en 1066 à Sigon, abbé du monastère bénédictin de Saint-Florent-lès-Saumur (Maine et Loire)1. Un prieuré est alors fondé2, où vivront douze moines et un prieur. Il deviendra la plus importante dépendance de l’abbaye angevine. Prudent, Guillaume, le successeur de Sigon, se fait confirmer la charte de donation par les évêques de Paris, en 1070 puis en 1072. Hervé de Montmorency dote le prieuré de ressources importantes : outre l’église de Deuil, il donne la dîme du clos de Montmagny3, l’église de Gonesse avec la dîme et la sépulture, exceptés les hôtes habitant l’atrium (l’aitre), ainsi que l’église Saint-Marcel à Saint-Denis et l’église Saint-Martin de Verneuil4 avec toutes ses appartenances. Bouchard IV, fils d’Hervé, complètera ces dons, dont des fours à Saint-Marcel et à Soisy.

Le pape Calixte II, dans une bulle donnée à Bénévent, confirme en 1122 à l’abbaye de Saint-Florent le prieuré Saint-Eugène de Deuil et ses dépendances. À cette époque, le prieur deuillois est Foulques. Sous son abbatiat, son ami, le moine Pierre Abélard (1079-1142), célèbre pour ses relations avec Héloïse, mais aussi pour ses écrits théologiques et philosophiques, organise une de ses célèbres écoles dans le prieuré deuillois en 1119-1120, d’après Michel Bourlet5. Foulques est connu par une étonnante lettre de consolation à Abélard après sa mutilation6.

Un peu plus tard, un autre clerc deuillois fait parler de lui. Eudes ou Odon de Deuil naît vers 1110 dans le village, dont il deviendra quelque temps moine du prieuré. Ses origines sont humbles : sa mère est prostituée et son père est fou. Il entre à l’abbaye de Saint-Denis, où il devient le protégé de son abbé, Suger, conseiller de Louis VI dit le Gros et de Louis VII dit le Jeune et qui sera régent pendant l’absence de ce dernier, parti pour la seconde croisade. Suger impose Eudes comme secrétaire et chapelain de Louis VI et c’est à ce titre que le moine deuillois accompagne le roi pendant la troisième croisade, en 1146 et 1147. Il succède à son protecteur Suger en devenant abbé de Saint-Denis, en 1152. Il compose alors un récit plus ou moins romancé de son expédition en Terre Sainte, en sept livres, qui sera publié en 1160, deux ans avant sa mort, intervenue en 1162.

La vie économique du prieuré est très active au XIVe siècle puisque le compte de 1352 lui attribue 350 livres. L’atrium (l’aître) donné par Hervé de Montmorency, de terre d’asile qu’il était, devient une censive aux portes du prieuré, lotie et cultivée avec succès. Alors que le XIVe siècle reste une période difficile pour l’agriculture française, le prieuré de Deuil augmente ses possessions foncières, tente de les regrouper géographiquement afin de créer des unités d’exploitation. L’obituaire du XIVe siècle ne mentionne ni friches, ni maisons détruites, mais présente un atrium loti de maisons et peuplé de tenanciers. Sans cesse alimenté par des fondations d’anniversaires, le budget du prieuré traverse indemne les difficultés de l’érosion monétaire et des mauvaises récoltes7.

En 1543, un prieur, désormais seul résident, en l’absence d’autres moines, fait détruire les bâtiments conventuels, qu’il juge inutiles et d’un entretien trop coûteux. L’abbé de Saint-Florent le condamne à reconstruire les bâtiments nécessaires à héberger les religieux envoyés à Deuil « en obédience », mais dans des proportions beaucoup plus réduites. En 1764, les bâtiments du prieuré sont vendus à des religieuses, car les prieurs n’y habitent plus depuis longtemps.


L’église Saint-Eugène de Deuil

L’église est dédiée à Notre-Dame, et anciennement à Saint-Eugène de Paris. La première mention d’une église sur le site actuel date du IXe siècle. Le culte de saint Eugène de Paris, compagnon des saints Denis, Rustique et Éleuthère, martyrisé à Deuil, y est, semble-t-il, déjà célébré dès cette époque. Reconstruite en grande partie à la suite des destructions de 1944, l’édifice actuel possède des fondations romanes postérieures à 1066, date à laquelle Hervé de Montmorency a donné l’église de Deuil aux moines bénédictins de Saint-Florent de Saumur. La construction débute par la nef à la fin du XIe siècle, puis se continue par le transept vers 1130. La travée droite du chœur est élevée vers 1183 et s’achève par une abside en cul-de-four, qui est remplacée par le chœur actuel vers 1220. La nef, dont le collatéral sud est remanié et doublé au XVIe siècle, présente une élévation à deux niveaux, une voûte de briques creuses est venue remplacer en 1879 la charpente d’origine. Les arcs diaphragmes en plein cintre, qui supportent les deux dernières travées de la nef, rappellent les édifices normands tels Cerisy-la-Forêt ou Saint-Victor de Bayeux et témoignent de l’influence normande sur les édifices d’Île-de-France au XIe siècle.

Les chapiteaux conservés, tant dans le bas-côté droit que dans le transept, confirment la chronologie de la construction. Les corbeilles ornées de décors géométriques en méplat du collatéral sud sont très proches de certaines églises du Soissonnais du XIe siècle. La figuration humaine des chapiteaux du transept situe en revanche ce dernier dans la première moitié du XIIe siècle8. Ce célèbre ensemble sculpté constitue sans doute l’élément le plus intéressant de l’édifice.9

À partir de 1749, les seigneurs du lieu, le prince de Condé, seigneur d’Ormesson, et M. Lalive de Bellegarde, seigneur de la Chevrette10, financent des travaux qui permettent d’agrandir l’édifice d’une travée et de reprendre tout le fenestrage de façon à éclaircir un vaisseau qui est aussi reblanchi. C’est à cette occasion que Deuil récupère une relique de Saint-Eugène.

Les XIXe et XXe siècles sont l’occasion de nouvelles transformations. De 1879 à 1880, la nef reçoit un nouveau décor, dans le but de mieux souligner son aspect roman. On refait presque tous les supports, le fenestrage est régularisé et de nouvelles baies percées. Le plafond est remplacé par des voûtes, étrangement réalisées en ogive, alors qu’elles sont en brique enduite. Le résultat est tel que l’année suivante, l’église est rayée de la liste officielle des monuments historiques.

Le 4 août 1944, une fusée allemande V2 lancée sur Londres s’abat sur l’église, suite à une avarie. Le drame fait 14 morts, dont le curé. Le chœur est totalement détruit, la nef éventrée. L’architecte des monuments historiques, Robert Camelot, qui sera rendu plus tard célèbre pour sa participation aux plans du CNIT à La Défense, entreprend sa restauration. L’église est alors dégagée des maisons qui masquent son flanc sud, les restaurations de 1879 sont effacées dans la nef et le chœur est patiemment recomposé à l’identique à partir des éléments récupérés dans les décombres. Inaugurée en 1955, elle est à nouveau classée monument historique en 196211. Elle est rebaptisée Notre-Dame.


LES GRANDS DOMAINES DE DEUIL AU COURS DES SIÈCLES




Les « riches heures de la Barre »

Contigu au futur12 parc de la Chevrette, dont il n’est séparé que par une grande allée, le domaine de la Barre, forme un rectangle bordé par les deux axes principaux de la paroisse : la route de Saint-Leu à Saint-Denis et le chemin qui mène à Montmorency. Il constitue, durant l’ancien régime, un petit hameau, séparé du centre du village par des terres cultivées et qui ne compte pas plus de cinq maisons. Le terme de Barre peut avoir plusieurs origines, mais la plus probable renvoie à l’établissement par Bouchard V de Montmorency, en 1183, d’un barrage, c’est-à-dire un poste de péage, avec garde, dans le but de percevoir des droits de rouage sur la circulation des charrettes. Plus tard, on trouvera un relais de poste et une auberge, La Croix-Blanche. Ce territoire constitue une censive des seigneurs de Crissay et relève par voie féodale, des suzerains de Montmorency. Le prieuré de Deuil y possède un peu plus de 7 arpents de terre.

La première mention d’un « hôtel » à la Barre date de 1465. Le domaine est cité comme étant un fief en 1485. L’histoire de ce domaine et de son hôtel devient plus accessible à partir de 1581, année ou est cité Jacques Perdrier, bourgeois de Paris, secrétaire du roi en 1570, qui se présente comme « sieur de La Barre ».

Après plusieurs propriétaires, le fief est acquis en 1606 par Rodolphe Cenami (écrit parfois Cénamy, Sénamy voire Cename), qui rend acte de foi et hommage le 28 avril. D’origine italienne de Lucques (Lucca), en Toscane, les parents de ce gentilhomme se sont installés à Lyon avant de devenir parisiens. Rodolphe est marié à Madeleine Duport (ou du Pot ?). Il agrandit le domaine primitif de la Barre en acquérant le domaine du Pin (rue Haute actuelle) ainsi que des terres achetées au fief de Crissay. Il transforme l’hôtel existant en demeure d’agrément, avec des dépendances et un parc agrémenté d’une pièce d’eau de deux arpents. La mise en place du bassin nécessite des travaux d’adduction d’eau en provenance de la colline, puisque le village ne comporte ni ruisseau ni source naturelle. Cenami le fait en commun avec Pierre Polaillon, conseiller, secrétaire du roi, son voisin et ami de la Chevrette, lyonnais comme lui. Rodolphe Cenami meurt en 1629, un an après Polaillon. Un de ses fils, Jacques, hérite du château. Un autre fils, Paul Cenami, est devenu abbé commendataire du prieuré de Deuil en 1616. Il meurt le 29 ou 30 octobre 1651.

Les liens entre les deux familles occupant des châteaux voisins sont tels qu’après la mort rapprochée des deux seigneurs se concluent des mariages croisés, compréhensibles sur le plan patrimonial, mais étranges sur un plan humain : Vincent, l’aîné des fils Cenami, banquier, rachète à son frère Jacques le château de la Barre et épouse le 1er juillet 1629 la veuve de Pierre Polaillon, née Geneviève Drouart, devenant ainsi propriétaire du château de la Chevrette. Jacques, son frère, épouse de son côté Marie Polaillon, fille de Geneviève Drouart. Les deux domaines se trouvent ainsi doublement réunis. Vincent Cenami et Geneviève Drouart résident habituellement à la Chevrette et sont amenés à louer la Barre en 1630.

La locataire est une cousine par alliance de Geneviève Drouart : Anne de Neufbourg, qui a épousé en 1617 François Poussart, marquis de Fors et baron du Vigean. Elle est très amie avec les Condé. La princesse de Condé a poussé la baronne du Vigean dans l’intimité de la duchesse d’Aiguillon, nièce du cardinal de Richelieu. Anne du Vigean s’installe donc le 16 juin 1630 au château de la Barre, avec ses deux filles, Anne et Marthe. Pour cette inauguration, elle invite à une « collation », que Voiture immortalisera dans une de ses oeuvres13, Mme la Princesse et sa fille Anne de Bourbon.

La présence de la baronne du Vigean vaut plus tard à la Chevrette la visite de Condé, de la duchesse de Longueville, de la Reine elle-même, du cardinal de Mazarin, des familiers de l’hôtel de Rambouillet.

Vincent Cenami, sa femme et les héritiers Pollialion vendent la Chevrette en 1636, puis la Barre en 1639 à Puget de Montauron (cf. infra), qui le revend aussitôt à son ami intime, le chancelier Michel Séguier (biographie ci-après). Ce dernier effectue quelques travaux dans sa propriété, même s’il n’a guère le temps de l’habiter. Il se fait notamment aménager une grande galerie-bibliothèque. Il organise lui aussi de grandes réceptions, dont le dîner relaté par son voisin Olivier Lefèvre d’Ormesson, à la date du 24 août 1644 :

« Le Prince arriva avec deux carrosses, ayant dans le sien les trois Messieurs de Guise, le duc de Nemours, le comte de Brion et la Rivière. Toute la Cour les suivoit. Le Cardinal de Mazarin y disna. Monsieur le Chancelier n’y vint qu’après le disner. Il y avoit quantité de tables dans la Barre pour la suite. Le jardinier nous dit que M. d’Hémery s’estoit venu promener à Ormesson, qu’il paressoit fort mal content, et l’on m’a dit qu’on l’avoit vu sortie de la Chevrette, jurant dans son carrosse, peut-estre de n’estre pas retenu à disner à la table de Monsieur »14.

Le chancelier Séguier vend son château de la Barre en 1645 au même acquéreur que celui de la Chevrette, à savoir Michel Particelli d’Emeri (ou d’Hemery) (biographie ci-après), contrôleur général des finances, suite à l’effondrement de la fortune de Puget de Montauron. Les deux domaines sont donc réunis pour la troisième fois de leur histoire.

À la mort de Particelli, en 1650, les deux domaines reviennent à sa fille Marie Particelli, épouse de la Vrillère, dont nous aurons l’occasion de reparler à propos de la Chevrette.

Cette dernière vend le château de la Barre en 1658 à Ambroise-François, marquis puis duc de Bournonville en Artois, seigneur de la Motte-Tilly, pair de France, gouverneur de Paris. Bournonville appartient à l’une des plus grandes familles des Pays-Bas espagnols. Il a d’abord épousé Marie Acarie, veuve de Claude le Ragois, qui meurt subitement et il s’est remarié en 1655, trois ans avant son acquisition de la Barre, à Lucrèce-François de Vieuville. En entrant au château, il obtient le droit d’y aménager un oratoire domestique.

Bournonville ne garde pas longtemps son nouveau domaine de la Barre. Il est contraint de le revendre en 1663 : entraîné dans la chute du surintendant Fouquet en 1661, il est obligé de quitter Paris, ses charges lui étant retirées. Le château passe dans les mains de Claude Robert (1663), puis de messire de Villeromard (1678). La mort de ce dernier (sans doute 1692) entraîne des complications dans sa succession. Les créanciers font vendre la Barre par arrêt et décret de la Cour des Aides du 1er septembre 1692.

L’acquéreur est Bertrand-René Pallu (né en 1660), seigneur du Rouau, puis de la Barre, dont il portera le nom. Il est conseiller au Châtelet, puis au Parlement. Il deviendra même en 1773, conseiller de Grand’chambre. Il est marié à Catherine Macron de Barboteau. Il décède le 24 mai 1740, à l’âge de 80 ans, criblé de dettes, laissant le domaine de la Barre ruiné et quasiment inhabitable. Son fils, Bertrand-René II Pallu, fait mettre à bas une grande partie de ce qui reste du château et de ses dépendances. Il renonce à un projet, bien avancé, de le rebâtir et vend le domaine en 1743 à Nicolas Baille, conseiller honoraire du Roi en son grand Conseil (1683-1761), qui a acquis en 1725 la terre de Saint-Leu (revendue en 1739, au lendemain de son veuvage). Il ne lui reste plus qu’à construire un autre château à l’emplacement du précédent, tombé en ruines. Pour ce faire, il dispose des plans de Pallu II. Ces derniers, reconstitués par Michel Bourlet, figurent au Musée de la Chevrette. La chapelle domestique est elle aussi rebâtie. Aux côtés de Nicolas Baille séjourne un couple, M. et Mme Hocquet, dont il fait ses héritiers. À sa mort en 1761, Claude Hocquet, cmmissaire d’artillerie, époux de Marie-Anne-Julie Guérin de Boullancourt, hérite donc du nouveau château. Il reçoit beaucoup, lui aussi, pendant les vingt-deux ans de son séjour à Deuil. Il décède en 1783 et sa veuve vend le domaine de la Barre à André Trénonay, époux de François-Artémise Legrand, qui s’en défait le 28 janvier 1789, année particulièrement riche en événements.

Le nouvel acquéreur est Claude de Bard, « écuyer, conseiller de Monsieur, frère du Roi en tous ses conseils, intendant de ses maisons, domaines et finances, et trésorier général des ordres royaux, militaires et hospitaliers de Notre-Dame du Mont-Carmel et de Saint-Lazare de Jérusalem ». Il acquiert une partie de la grande allée d’accès à la Chevrette aux héritiers de Mme d’Epinay, M. et Mme de Belsunce. Il réussit à s’enfuir en 1794 lors de la Terreur. Par contre, sa femme est arrêtée et incarcérée à la prison de la « petite Force » le 1er juillet. Claude de Bard étant présumé émigré, son domaine de la Barre est vendu comme « bien national ». Mais il fait sa réapparition en 1795 : il obtient sa radiation de la liste des émigrés le 1er août et récupère une partie de ses biens, mais pas le château qui a été acquis par Joseph-Contantin Cottin. Ce dernier meurt en 1801. Le domaine est acquis par Louis-Jean-Marie Solier, puis par Pierre-Hippolyte Le Tissier en 1805.

En 1812, le château de la Barre est acheté par François-Marie-Pierre Roullet, baron de la Bouillerie, commandant de l’ordre royal de la Légion d’honneur, secrétaire d’Etat aux finances, conseiller d’Etat, trésorier général du domaine de la Couronne, député de la Qarthe et domicilié aux Tuileries. Une tradition deuilloise veut que le roi Louis XVIII se soit arrêté à la Barre chez le baron de la Bouillerie, en juillet 1816, lors de sa visite en Vallée de Montmorency15

Le château est à nouveau vendu en juillet 1817, à André-Jean Leroux (1772-1842), agent de change. On possède une description du domaine à ce moment-là, à savoir « une maison de campagne avec un parc d’environ 10 hectares ½, planté à l’anglaise, pièce d’eau et rivière, plusieurs ponts, glacière et jardins, le tout clos de murs ». On aura noté la présence d’un étang avec sa « rivière ». Ce que Michel Bourlet appelle putôt « une grande mare », couvre 6 600 mètres carrés. Ponctuée de deux petites îles, cette pièce d’eau est alimentée par deux fausses rivières provenant des cuveaux de réception des eaux situés aux Mortesfontaines, reliés par canalisations souterraines à la Fontaine du Gué, tout comme l’ancienne pièce d’eau de la Chevrette, le tout puisant les eaux de la colline aux sources Saint-Valéry et des Haras à Montmorency. L’ensemble, avec ses fausses rivières, prend un côté romantique qui rompt avec la rectitude des jardins à la Française. Le parc est d’ailleurs, comme dans tous les jardins valmorencéens, planté « à l’Anglaise ». Nous verrons que Leroux, par son achat en 1822, puis en 1833, de terres appartenant à la Chevrette, réunit pour la dernière fois une grande partie des deux grands domaines « historiques » de Deuil. Il achètera même d’autres terres à la Barre, ainsi que sur Ormesson, Montmorency, Saint-Gratien, Epinay et Argenteuil, si bien qu’il se retrouvera en 1840 à la tête d’un vaste domaine de près de 90 hectares. Probablement se doute-t-il de la plus-value que risque de lui valoir la venue annoncée du chemin de fer dans la Vallée (la charte de la voie ferrée est du 11 juin 1842).

Après la mort de Leroux en 1842, le château de la Barre est vendu le 20 août 1845 pour être démoli. Le parc, les terres et les bois qui en dépendent sont lotis. La pièce d’eau, baptisée la mare Eugène par les Deuillois va se dessécher et sera rendue à la culture, comme le reste du parc. Ainsi finit tristement un prestigieux domaine. C’est la raison pour laquelle la municipalité a tenu en 1952 à garder la mémoire de ces « riches heures » en ajoutant la Barre au nom de la commune.


Les « riches heures de la Chevrette »

Le premier manoir de La Chevrette semble avoir été construit, au début du XVe siècle, sur un terrain entouré de haies et recevant par un fossé les eaux de la mare Eugène.

La grandeur du château de la Chevrette commence avec Puget de Montauron (biographie ci-après), qui l’achète en 1636. Il y entreprend de grands travaux, qui transforment le manoir en château Louis XIII. Le parc est à la française, agrémenté de bassins avec jeux d’eau, parterres décorés, statues de pierre et de marbre. Un grand canal aboutit à une grotte artificielle et une cascade. Le domaine comprend également la ferme de la Barre et une orangerie.

La somptueuse demeure devient alors un lieu de grandes réceptions. Toute la Cour y défile : Gaston d’Orléans, Mazarin, les Condé, les Rohan, le duc de Guise, le duc de Nemours, la duchesse de Nevers, les princesses, etc. Le chancelier Séguier y vient en voisin. On y joue de l’argent, parfois très gros : un soir, Montauron perd jusqu’à 24 000 francs au piquet.

Le seigneur de la Chevrette marie sa fille, dont il a obtenu la légitimation en 1633, à Gédéon II, cousin de l’écrivain Gédéon III Tallemant des Réaux, le 19 février 1640, au cours d’une fête grandiose, digne d’une princesse. Le couple s’emploie ensuite à dépenser au jeu la dot énorme reçue de Montauron (500 000 écus d’argent). Il se ruine et se trouve dans l’obligation d’aliéner la Chevrette. Celle-ci est acquise par Michel Particelli d’Emeri (biographie ci-après).

Michel Particelli mène lui aussi grand train à La Chevrette, avec un faste, semble-t-il, encore plus imposant que celui de Montauron. La mère de Louis XIV, régente du Royaume (le jeune roi a neuf ans) et une partie de la Cour prennent plusieurs fois, au cours de l’année 1647, le chemin de la Chevrette, où leurs majestés, rapporte la Gazette, sont « splendidement traitées ».

À sa mort en 1650, les héritiers de ses terres de Deuil sont sa fille, Marie Particelli d’Emeri et le mari de celle-ci, Louis Phélypeaux, duc de la Vrillière, secrétaire d’Etat, commandeur des ordres du roi. En 1651, nous nous trouvons en pleine Fronde. La Chevrette est le théâtre, le 23 mai, d’un événement exceptionnel : la tenue d’une séance du Parlement, où siègent les plus grands dignitaires du royaume, le prince de Condé, le duc de Beaufort, le maréchal de Villeroy…

Après le décès de Marie Particelli, en 1670, et de Louis Phélypeaux de la Vrillière en 1681, la Chevrette traverse une zone d’ombre après avoir connu de longues années de gloire.

Tout au plus, convient-il de signaler le séjour à Deuil de Romain Dru de Mongelas, qui occupe le château de 1707 à 1727. Né à Lyon de Barthélémy Dru, conseiller au parlement des Dombes et de Marie Anne Thomé, ce personnage est titulaire de la charge de trésorier général alternatif de l’Extraordinaire des guerres, qu’il a achetée en 1704 pour la somme de 1 200 000 livres et qu’il revend en 1711. Il est par ailleurs secrétaire du roi depuis 1707, office qu’il gardera jusqu’à sa mort en 1737. Il laisse à Deuil le souvenir d’un « parfaitement honnête homme et toujours connu pour tel de tout le monde ». En 1716, il fait venir des eaux depuis la source du Haras, sur le territoire de Montmorency, pour alimenter les plans d’eau de la Chevrette. Il en profite pour doter les habitants du bourg de Deuil d’une fontaine close et couverte d’une voûte de maçonnerie. Même s’il revend la Chevrette en 1727, il ne quitte pas complètement Deuil, puisqu’il loue en 1734 le château d’Ormesson, qu’il occupera régulièrement jusqu’à sa mort en 1737.


Après deux propriétaires de courte durée (Eustache Le Couturier et Marie Alléon, dont Carmontelle tracera un beau portrait), la Chevrette est acquise le 24 novembre 1731 par le fermier général Louis, Denis Lalive de Bellegarde, qui réunit une grande partie des fiefs de la paroisse de Deuil, en y ajoutant, en 1742, la terre d’Epinay (dont il prendra le nom) et le fief de Piscop.

Louis étant mort le 3 juilet 1751 (à la Chevrette), les cinq enfants héritent d’une fortune considérable. Un de ses fils, Denis-Joseph Lalive de Bellegarde d’Épinay, hérite, entre autres, des domaines d’Épinay et de Deuil, dont il devient le seigneur. Il entreprend à la Chevrette de grands travaux d’embellissement, dont il laisse la libre disposition à sa femme, Louise Florence Petronille Tardieu d'Esclavelles, connue dans le monde littéraire sous le nom de Mme d’Epinay (biographie ci-après). Celle-ci va tenir, à Paris et à la Chevrette un salon qui reçoit tout ce que Paris compte comme célébrités, en particulier les Encyclopédistes. Séparée de son mari, elle se replie en septembre 1762 dans sa propriété de la Briche, sur Épinay. Le domaine de la Chevrette est mis en location. Un de ses illustres locataires, en 1763, est Charles-Pierre Savalette de Magnanville, fastueux garde du Trésor Royal, époux d’une dame Joly de Choin. Il prend en charge les réparations de la Chevrette, qu’il va même jusqu’à embellir. Suivant la mode du jour, il fait transformer une partie du parc en jardin anglais. M. d’Epinay s’en accomode, tout en notant, dans un poème, son léger désaccord sur le plan esthétique :

« Savalette a fort bien tourné

Le parc de la Chevrette

Mais son goût anglais a coiffé

Mon parterre en vergette.

En fait de goût, soit mal, soit bien,

Chacun trouve un apôtre ;

Je fais un très grand cas du sien,

Mais j’aime mieux Le Nôtre »16.

Le théâtre aménagé dans le domaine donne lieu à de nombreuses représentations. Le chevalier de Chastellux, futur académicien, y fait jouer en 1770, trois pièces de sa composition, considérées comme étant d’avant-garde. Mais on y présente aussi des oeuvres plus classiques. M. de Magnanville, en 1779, perd une de ses filles, Mme de Pernan. Il renonce dès lors aux plaisirs et même au séjour à la Chevrette, où les feux de la rampe du théâtre vont s’éteindre pour ne plus jamais se rallumer. Il est remplacé en tant que locataire par le « très grand et très puissant Dom Pedro d’Alcantara de Toledo Silva », et son épouse « dame Marie-Anne, princesse de Salm-Salm, duchesse de l’Infantado », grande dame d’Espagne, en 1780. Le couple y séjourne six ans, jusqu’en 1786.

Entre temps, le marquis d’Épinay est décédé le 16 février 1782 et son épouse le 15 avril 1783. La succession pose des problèmes longs et compliqués. Les domaines de Deuil reviennent à leur fille, épouse de Belzunce (ou Belsunce). Monsieur de Belzunce part officiellement pour « maladie » pendant la Révolution, le 29 juin 1792 pour l’Angleterre. Bien qu’il soit revenu entre temps, son domaine est déclaré « bien national ». Après quelques mois d’attente, il est vendu le 17 juillet 1796 à Marie-Louise-Sophie de Grouchy (1764-1822), sœur du futur Maréchal que Napoléon attendra vainement le soir de Waterloo en 1815. Elle est la veuve du fameux Condorcet, philosophe et homme politique, grand mayhématicien. Mais la vente est annulée et la seconde adjudication, en 1797, revient à Armand-Gaston Camus (1740-1804), jurisconsulte. Après l’arrêté du 20 octobre 1800 permettant le retour en France des émigrés, Madame de Belzunce reprend possession des terrres qui n’ont pas été aliénées. Armand Camus décède le 2 novembre 1804 à Paris. Quatre de ses six enfants ont en héritage une partie de la propriété de la Chevrette. En 1833, André-Jean Le Roux (ou Leroux), dont nous avons fait la connaissance à propos du château de La Barre, leur achète une trentaine d’hectares, qui reconstitue ainsi entre ses mains à peu près intégralement l’ancien parc de la Chevrette, qu’il réunit au domaine de La Barre et à d’autres terres, comme nous l’avons vu.

Après la mort de ce dernier en 1842, le domaine est loti et vendu à soixante acquéreurs. Bientôt, la voie ferrée écornera l’ancien domaine. Le 19 décembre 1854, ce qui reste du château est vendu à M. et Mme Thierry, qui doublent la largeur de l’ancien bâtiment. Ils y adjoignent un jardin d’hiver en verrière. Le nouveau « château » est à nouveau vendu le 30 mai 1879 à Jean-Baptiste Rottenstein, médecin. Le domaine représente 13 000 mètres carrés.

La dernière propriétaire, Mme Henri Valadon le vend au début des années 1960 à la société Résidence du Parc de la Chevrette. Il ne reste plus, comme bâtiment d’importance que l’ancienne conciergerie. La ville de Deuil se décide à acquérir l’ensemble de la propiété. Elle transforme le parc en jardin public et installe dans la Conciergerie l’actuel Musée de la Chevrette, où sont conservés la maquette et les plans du château et du domaine, ainsi que la châsse de saint Eugène17 et qui accueille aussi l’École de Musique.


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1 Bedos (B.), La Châtellenie de Montmorency des origines à 1368, Aspects féodaux, sociaux et économiques, SHAPVOV, 1980, p. 121-124.

Cf. notre article « Le rôle social et économique des communautés religieuses dans la châtellenie de Montmorency ».

2 Cet édifice, dont il ne reste plus de traces en surface (mais qui conserve encore des caves), serait situé, d’après Michel Bourlet, à l’emplacement de l’ancienne villa franque du seigneur Ercold, près de l’église.

3 En 1184, l’accroissement de la population nécessite l’érection de la chapelle Saint-Thomas de Montmagny en paroisse. Afin de ne pas léser le prieuré dans ses droits ecclésiastiques, Bouchard V décide que la nouvelle cure sera à la présentation du prieur de Deuil, qui pourra garder les droits et les parts qu’il détient dans la grande et petite dîme.

4 Pendant tout l’Ancien Régime, l’église de Verneuil au Perche (Eure), qui deviendra Verneuil-sur-Avre, restera liée au prieuré de Deuil par une double dépendance : perception de la dîme et présentation à la cure.

5 Bourlet (M.), Les origines du village de Deuil, p. 44. Cf. également Troupeau (G.), L’aventure amoureuse d’Héloïse et Abélard, in Vivre en Val d’Oise, n° 52, nov. 1998, p. 32-41.

6 Cf. notre article « La lettre de consolation de Foulques, prieur de Deuil, à Abélard ».

7 Cf. Bedos (B.), La châtellenie de Montmorency, p. 121-124.

8 Prache (A.), (sous la dir.), Île-de-France romane, coll. La nuit des temps, 60, éd. Zodiaque, 1983, 500 p., Deuil, p.468.

Aubert (M.), (sous la dir.), L’Art Roman en France, éd. Flammarion, 1961, 465 p., Deuil, p.19.

Lapeyre (A.), Les chapiteaux historiés de l’église de Deuil (Seine et Oise), Bull. Monumental, 1938, p. 397-423.

9 Charron-Gibour (P.), Deuil-la-Barre, église Notre-Dame, in Poisson (G.), (sous la dir.), Dictionnaire des monuments d’Ile-de-France, Hervas, Paris, 2001, p. 285.

Cf. notre article « L’église Saint-Eugène de Deuil »

10 Rey (A.), Le château de La Chevrette et madame d’Epinay, Paris, 1904, 283 p.

11 Lours (M.), Deuil-la-Barre, Notre-Dame et Saint-Eugène in Eglises du Val-d’Oise, Pays de France, Vallée de Montmorency, Dix siècles d’art sacré aux portes de Paris, SHAGPDF, 2008, p. 80-82.

12 Le domaine de la Barre est bien antérieur à celui de la Chevrette.

13 Lettre X à Monseigneur à Monseigneur le Cardinal de la Valette, in Vincent Voiture, Amédée Roux Les oeuvres de Monsieur de Voiture, F. Didot, 1856, p. 96. Voiture est très sensible à la beauté de la fille Marthe, à qui il consacre ces vers : Vigean est un soleil naissant, / Un bouton s'épanouissant, / Ou Vénus, qui sortant de l'onde, / Bride le monde. C’est de cette Marthe (demoiselle du Vigean) que Louis II de Bourbon, duc d’Anguien, Prince de Condé, dit le Grand Condé, fils de Charlotte de Montmorency reçue à la Barre en 1630, s’éprendra - d’un amour impossible, puisque il est marié, par raison d’État, à Claire Clémence de Maillé-Drezé, nièce de Richelieu. Marthe entrera au Carmel en 1647, où elle mourra en 1665. Sa sœur, Anne de Fors (du Vigean), épousera successivement François d’Albret, sire de Pons et comte de Marennes (mort quatre ans après leur mariage) et le duc de Richelieu, neveu du Cardinal, en grand secret en 1649, ce qui fera grand scandale à l’époque.

14 Michel Bourlet, La Barre, Ormesson, Le Becquet, Thibault de Soisy. Châteaux méconnus de Deuil, CEHD, Deuil, 2003, p. 26.


15 Cf. Le Moniteur Universel du 24 juillet 1816, cité par Michel Bourlet, Châteaux méconnus de Deuil, p. 42. « (Après Saint-Denis) Sa Majesté a continué sa promenade vers trois heures et demie. Elle a trouvé les routes de la vallée de Montmorency couvertes d’un peuple immense affamé de voir son roi, qui n’a cessé de faire retentir l’air de ses acclamations. Les habitants, instruits plusieurs jours d’avance que Sa Majesté se proposait de visiter la Vallée de Montmorency, s’étaient empressés de réparer eux-mêmes les routes dégradées et d’élever des arcs de triomphe ».

16 Michel Bourlet, Les grandes heures du château de La Chevrette à Deuil-la-Barre, éd.Valhermeil, 1993, p. 95.

17 Le Boulch (A.-C.), Deuil-la-Barre, Château de la Chevrette, in Poisson (G.), (dir.), Dictionnaire des monuments d’Ile-de-France, Hervas, Paris, 2001, p. 285.